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Critique de berni_29


Une fois encore, j'ai ouvert un livre pour entendre la voix magistrale de Louise Erdrich qui me parle des siens, les Chippewa, peuple amérindien du Dakota du Nord, luttant âprement pour défendre leurs droits opprimés, cette autrice américaine qui ne cesse d'être à leurs côtés, ici encore dans ce très beau roman, pour rappeler ce qu'ils ont de plus cher, leurs terres, leurs croyances, leurs rites et leur mémoire et que les autorités américaines n'ont eu de cesse de venir piétiner, mépriser, bafouer...
Nous sommes donc dans le Dakota du Nord, dans les années cinquante. Celui qui veille, c'est justement un veilleur de nuit dans l'usine de pierres d'horlogerie proche de la réserve de Turtle Mountain, il s'appelle Thomas Wazhashk, il est Chippewa. Mais le jour, que fait-il ?
Celui qui veille, c'est celui qui ne doit pas dormir, doit tenir la nuit à distance.
J'ai eu l'impression que cet homme ne dormait jamais, n'était pas prêt de fermer l'oeil, veillait au grain, depuis qu'ils avaient décidé, lui et les siens, de se mobiliser contre un projet du gouvernement fédéral censé « émanciper » son peuple. Président du conseil tribal des Chippewas de Turtle Mountain, il est loin d'être un perdreau de l'année, il sait bien que l'adoption de ce texte serait un blanc-seing vers l'effacement de ce qu'ils leur restent de plus cher, ce serait ce que les siens appellent la termination de leurs droits...
Il faut dire que le sénateur qui porte ce projet de loi est un Mormon, bon pourquoi pas après tout, mais quand même avec une étrange façon de considérer son prochain et vouloir lui faire du bien surtout lorsqu'il est différent, ce sénateur a dans l'idée une manière bien particulière de vouloir intégrer pour ne pas dire assimiler l'identité des minorités, c'est-à-dire tout bonnement les effacer.
Ce majestueux roman est le récit de deux Chippewa qui vont se dresser, se tenir debout, lui et sa nièce, une jeune femme nommée Patrice, encore naïve à bien des endroits, hantée par la disparition de sa soeur ainée et de son désir ardent de la retrouver. Tous deux, mais pas qu'eux, vont se dresser pour réagir et marcher vers Washington, faire entendre leur voix, celle d'un peuple encore uni et solidaire de leur cause.
Je vous avoue avoir ressenti une émotion particulière pour cette jeune femme amérindienne, Patrice, figure touchante, émouvante, embarquée un peu malgré elle dans une histoire intime qui va croiser la dimension universelle de ce roman.
Ce récit emporte derrière eux toute une kirielle de personnages haut en couleurs, tous plus attachants les uns que les autres, unis dans une odyssée presque désespérée pour sauvegarder leur identité, leur épargner un drame supplémentaire menacé par ce projet de loi absurde.
Ce sont des personnages à la fois ordinaires et terriblement idéalistes, parfois abimés par leurs rêves ou par l'alcool, ou bien tout simplement par ce désir insoutenable de survivre avant que d'être broyés dans la masse ou dans la nasse d'une loi qui n'est pas faite pour eux. J'ai croisé ici un boxeur, un professeur de maths, des femmes, des hommes, des jeunes, des anciens, des vies précaires, fragiles, impuissantes et méprisées, mais animées d'une foi irrésistible dans ce qui fait l'ADN de leur peuple.
C'est un récit polyphonique bouillonnant de vies individuelles prises dans le courant frénétique d'une aventure effervescente qui va puiser des élans de solidarité parmi cette société de pauvreté mais de dignité et de rigueur aussi.
Entre rêve et réalité, c'est un livre épris d'humanité. L'humour de certaines scènes y contribuent sans doute aussi...
Parfois des esprits traversent discrètement les pages, à moins que ce ne soient des auréoles boréales ou bien ce sont peut-être simplement mes yeux émus, humides, qui tentent de se faufiler entre les vivants et les morts.
Des rêves prémonitoires, un peu de tabac qu'on brûle au pied d'un sycomore, une chouette harfang qui tape à la fenêtre, le ciel de ce roman est empli de fantômes et de constellations.
J'ai aimé savoir que les personnages de cette histoire se sentent protégés malgré tout, protégés par ceux qui ne sont plus là et qui veillent sur eux, qu'importe d'y croire ou de ne pas y croire, protégés aussi par ceux qui sont bien vivants, têtus, pugnaces, se dressent debout pour affronter des lois censés décider de leur bien-être à leur place ; brusquement la plume légèrement onirique de Louise Erdrich nous invite à imaginer que ces êtres vivants croisent l'invisible, l'impossible, le temps d'un effleurement. C'est beau.
Veiller sur les siens est une force incroyable, intemporelle, nous dit humblement ce récit.
J'ai été touché que Louise Erdrich, convoquant un récit inspiré de l'histoire de son grand-père, vienne puiser une fois de plus dans la mémoire blessée de ses ancêtres.
Son écriture, à la fois évocatrice et tout en retenue, poétique et sobre, esquisse en quelques lignes des portraits convaincants, attachants, familiers qui m'ont pris par la main, m'ont rallié à leur cause, ne m'ont plus quitté... Longtemps après avoir refermé le livre…
Ode à la différence, à la fraternité, au bien commun qu'il faut protéger comme une terre sacrée, ce récit inspirant nous invite par un magnifique pas de côté vers nos vies fracturées qu'il nous faut recoudre.
Celui qui veille, c'est peut-être l'Indien qui sommeille en nous.
Ce fut un plaisir de découvrir ce roman avec quelques fidèles amis d'ici dans le cadre d'un programme de lectures communes magnifiquement orchestré par Sandrine (@HundredDreams) et nous invitant à cheminer dans l'oeuvre riche de Louise Erdrich.
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