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Critique de nicolashouguet


On enterre Antoine Orsini. Que personne n'a jamais appelé ainsi. Anto, le mongol, le « baoul ». L'idiot du village et son bouc émissaire. Jusqu'au bord de la tombe on lui crachera dessus. Personne n'a jamais vraiment su le comprendre. Après ce prologue grave, c'est sa voix qu'on entend et qui ne vous quittera plus de tout le roman. Sa candeur touchante et enfantine contre des hommes qui ne cessent de le rejeter. Lui, il ne les comprend pas bien. Depuis tout petit, il essaie de s'intégrer de se prêter aux jeux (la plupart du temps, cruels et dirigés contre lui) en riant de bon coeur. Il ne met de pathos en rien, il décrit les choses telles qu'elles sont, simples et terrifiantes. Il ne porte jamais de jugements, n'enjolive jamais rien.

Il décrit son existence, et la manière dont ce village se moque de lui en permanence et le prend en grippe. le responsable de tous les maux sera forcément le "baoul". Alors quand il découvre cette jeune femme, Florence, morte assassinée, c'est lui qu'on soupçonne et qu'on condamne. Alors que lui c'est le simple d'esprit, pur et innocent. Si seul qu'il n'a pour véritable confident qu'une chaise à qui il raconte toute son histoire. En l'emmenant dans les hauts lieux de sa vie, en lui racontant les gens, la belle Vanina, sa « femme » qui fut si gentille avec lui un soir de bal et qu'il essaie sans cesse de revoir, même si elle n'est pas forcément d'accord. Madame Madeleine, son institutrice, la seule à avoir montré de la bonté envers lui et dont il chérit le souvenir. L'Extra-terrestre amoureux fou de Florence pendant des années et qui le charge d'espionner sa belle. Elle-même, entichée d'un affreux bonhomme qu'Antoine déteste.

La force de ce livre, c'est la voix incroyablement tangible qu'il donne à entendre. La sensibilité marginale dont il se fait l'interprète. Julie Estève a une force d'incarnation et de suggestion exceptionnelle. On connaît Antoine intimement, par son lexique naïf, par ses réactions souvent très drôles tant elles sont déplacées. Il ressemble à un enfant qui n'aurait aucun des codes pour se comporter en société. A travers son regard, elle paraît étrange, comique et totalement absurde. Les êtres autour de lui sont vicieux, cruels, sadiques. Il préfèrera toujours les choses aux hommes. Proche de la nature et des éléments, il aura l'intuition des désastres, presque des visions d'avenirs et de cataclysmes, des prophéties apocalyptiques.

On intègre son décalage, la colère rentrée qu'il laisse éclater parfois en souhaitant voir ce village et tous ses habitants balayés. Son innocence absolue, son incapacité à voir le mal et à en être pourtant sans cesse le témoin perplexe. La horde va forcément se liguer contre lui, un peu comme cette bourgade aux trousses de Robert Redford dans La Poursuite impitoyable de Arthur Penn. Quand la rumeur et les préjugés ordinaires mènent aux curées les plus affreuses. Quand la foule a besoin d'un bouc émissaire à condamner pour expier ses propres fautes. Forcément ça sera lui qui est si « indressable », lui qui comprend si peu les gens et souvent de travers. Dans son récit et ses mots presque enfantins on est témoins en creux de ce que l'incompréhension et la bêtise des bons citoyens peut faire subir au non-alignés, aux mauvaises herbes, aux « différents ». Plus le récit se developpe, plus on a peur pour lui et de la méchanceté autour de lui qui finira par causer sa perte, d'une manière ou d'une autre. La fatalité était annoncée d'emblée et l'étau se resserre. La gorge du lecteur se noue.

Antoine, on finit par l'aimer incroyablement fort. Il transforme la laideur du monde en curiosité, la méchanceté en rire et la bassesse en grâce. Sa façon de ne jamais penser à mal. Sa sensibilité chamanique à la nature, aux saisons, aux paysages. Sa manière de réagir à la mort, à la religion, à la prison, à son dépucelage aussi. Il est d'un naturel incroyablement touchant et désarmant.

On songe à ce sourire qu'il oppose à presque tout. A son incroyable besoin d'amour, à sa dévotion aux esseulés et aux exclus quand tout le monde les a lâchés. A sa manière de grimper aux arbres pour continuer à parler avec Florence et lui faire oublier un peu ses larmes. C'est un coeur incroyablement pur qui met en lumière toute la noirceur qui l'entoure. Il incarne un malentendu d'une grande noblesse.

Jamais on ne le quitte. Malgré le tout début, on se prend à lui souhaiter un peu de bonheur et un peu de répit. On rigole souvent avec lui. On est soulagés quand il croise des gens un peu bienveillants avec lui et ses étranges manières de gamin négligé.

A travers ce point de vue qu'elle épouse totalement, Julie Estève fait vivre et frissonner un monde, une galerie de portraits impressionnants de vérité, avec ce regard lucide, ironique et impitoyable sur la nature humaine qui était déjà le sien dans Moro-Sphinx mais qui est empreint ici d'une grande empathie et d'une tendresse immense pour son personnage. Antoine a éclairé l'univers de sa curieuse grâce d'insoupçonnable voyant, et bien souvent ses mots et sa simplicité deviennent éminemment poétiques. C'est puissant. C'est une sagesse brute. Ça fait sourire et même éclater de rire parfois. Ça fait peur et pleurer. Ça émerveille et ça désole.

Ce roman est un merveilleux oxymore. Il est délicat d'en rendre toute la finesse et toute la générosité, tout ce qui vous traverse quand vous le lisez. C'est fulgurant de justesse, de tendresse, d'humanité, de désespoir aussi.
Lien : http://www.nicolashouguet.co..
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