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Critique de Ferangui



Ah ! Hanns Heinz Ewers... Quel auteur fascinant !

Dandy allemand à la culture classique, il arpente au tout début du XXe siècle une partie du globe en aventurier (Amérique Latine, Caraïbes, Europe, États-Unis...). Sans doute, il se plaît dans sa figure d'artiste sans frontières et il y a dans cette philosophie quelque chose de très lumineux.
On se demande alors pourquoi se tourner vers le fantastique, le macabre et l'épouvante : genre à la mode dans la bourgeoisie de la Belle Époque ? Véritable amour pour la peur ? Esprit de provocation ?

Provocateur, H.H.Ewers l'est assurément. Ses nouvelles, avec lesquelles je l'ai découvert (Recueils "L'Araignée" chez Marabout et "Dans l'épouvante" chez J'ai lu), ont toutes en elles une tension malsaine, une acidité, regorgent d'allusions plus ou moins explicites qui rendent la lecture difficilement soutenable, même pour un lecteur du XXIe siècle ; dans la provocation, Ewers est un moderne.

Le roman Mandragore ne déroge pas aux règles de sa plume. Dans la forme, en décidant d'investir cette figure noire, mythique et mystérieuse, il inscrit son récit dans la lignée des auteurs romantiques se rappelant au bon souvenir du Moyen-Age. Stylistiquement parlant, le chapitrage et les intermede évoquent la pièce de théâtre ou l'opéra. Certains passages à partir du 14e chapitre (les plus ampoulés et mièvres, les moins digestes) assument de longues et précieuses descriptions de jardins, de plantes, et de reliefs aux aspirations gréco-romaines.
Dans le fond en revanche, il attise les braises du malsain : Mandragore est une jeune fille qui a le pouvoir (incontrôlable) de provoquer le désir, la folie passionnée, et la mort. Née de l'insémination artificielle d'un meurtrier guillotiné et de la plus dévergondée des putes, tout depuis la naissance est synonyme chez la jeune fille d'immoralité, d'impiété, et de vice.

H.H.E. provoque ? On l'a vu. Mais ici, rien n'est gratuit.
En la personne de Frank Braun, vrai protagoniste du récit, et incarnation dans le roman de Hanns Heinz Ewers lui-même, l'auteur développe une vision de la société allemande. La société dans laquelle il évolue est celle des cercles bourgeois où règnent le paraitre, le faux semblant et les plaisirs. Ce sont des héritiers fortunés qui méprisent le travail, multiplient les investissements pour s'enrichir, méprise le Peuple et côtoie la mort et le sexe par pur jeu. Rien d'étonnant à ce que l'idée de faire renaître Mandragore éclose dans une telle société.
Le livre est ainsi un prétexte pour dresser une vision de l'Allemagne. Elle est radicale et la jeune fille Mandragore n'est qu'une illustration de sa déliquescence. Frank Braun discutent à table avec ses amis haut placés, et à la lueur d'une introspection bienvenue, observera la société qu'ils forment et le monde qu'ils représentent. Pour ce dernier il aura une dernière pensée cinglante : "Seulement... c'est mort. C'est mort depuis longtemps et cela va vers la décomposition, mais, à vrai dire, ces messieurs ne le remarquent pas !' (pp.345-346 de l'édition C.Bourgois). L'Allemagne sombre, et elle sombre dans la frivolité des discussions d'une bourgeoisie mondaine. Hanns Heinz Ewers visionnaire ? le roman est publié en 1911...

Mais la critique repose sur une ambiguïté qu'il est nécessaire de souligner. Frank Braun/H.H.E. est lui aussi un bourgeois, lui aussi un décadent. Voire même le pire de tous. N'est-ce pas de son esprit malade que naît l'oeuvre odieuse ? Et n'est-ce pas encore la fièvre de son personnage qui ramène à la vie Mandragore ?
On se demande alors comment l'auteur peut ou veut se positionner face aux comportements des personnages qu'il condamne, comme il embrasse.

On peut par exemple parler de la pédophilie. Elle est inhérente au récit sans jamais être clairement explicitée. Les allusions à la jeunesse des filles est omniprésente, Mandragore fait l'objet de fantasmes charnelles chez les hommes et les femmes, alors qu'elle n'est qu'une enfant. On retrouve cette situation dans d'autres oeuvres de Ewers : la nouvelle La Mamaloi où un vieil allemand installé dans les Caraïbes profite de son statut de propriétaire opulent pour violer à loisir les petites filles de l'île. Un exemple qui rappelle le parcours d'un autre artiste et aventurier de la période, un certain Paul Gauguin... Si ici ou là on pointe du doigt le caractère déplacé de l'acte, c'est un leitmotiv régulier qui ne semble pas être un vrai sujet d'immoralité pour autant. Aussi à travers cette exemple symbolique on est en droit d'interroger la part de décadence de Ewers l'auteur, l'homme, sans pour autant lui prêter de procès d'intention post mortem trop vite, mais en évitant tout autant les raccourcis faciles à la "autres temps, autres moeurs".

Ewers fascine, parce qu'il est ambigu.
Tantôt génie du macabre, tantôt l'incarnation personnifiée du mal dans ses récits. Tantôt observateur avisé de son temps et ouvert sur le monde, tantôt citoyen allemand proche du Parti Nazi et familier avec Hitler...

Le roman Mandragore est aussi sombre et cruel que les nouvelles de Ewers. Si j'ai regretté certains passages descriptifs assez pesants et des incohérences narratives injustifiées (pourquoi Frank Braun disparaît du roman alors que son oncle lui a confié une mission auprès de la mère de Mandragore ? Il ne s'en acquittera jamais et il n'en sera jamais plus question tout au long du roman), la lecture est fluide, riche en péripéties, et la dernière partie est inspirée, pleine de tableaux somptueusement gothiques (comment ne pas penser au Dracula de B.Stoker?).
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