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Critique de Erik35


Erik35
16 décembre 2017
JAMES BOND : ENFONCÉ...

Au commencement était le folie des hommes, de quelques hommes. Et ce chaos engendra une succession ininterrompue d'autres chaos, des plus gigantesques aux plus insignifiants, du moins, tant que les regards ne se portent pas vers eux ou encore du point de vue de ces monstres froids que sont les Etats.
L'un de ces grand chaos débuta dans les années 50. Cela s'appellera "La Guerre de Corée" devant le tribunal de l'histoire. Depuis ce temps-là, trois générations d'autocrates brutaux et déments se succèdent au nord du 38ème parallèle, créant du même coup la première dynastie communiste familiale, celle des fameux Kim, semant la terreur autant à l'intérieur de leur pays que parmi les voisins plus ou moins proches, ayant pour détestation première les immédiats voisins Japonais ainsi que les plus lointains américains.
Tout le monde le sait depuis les premiers James Bond - accessoirement en ayant parcouru des documents traitant de l'espionnage et du contre-espionnage, lesquels faisaient florès durant les grandes années de guerre froide -, en matière de coups bas, de tripatouille, d'assassinat abjects, d'entourloupes délirantes, de création d'officines douteuses ou de projets fous, difficile de décider qui était le maître. Cependant, en découvrant ce très sidérant ouvrage d'Éric Faye, énigmatiquement intitulé Éclipses japonaises, nous sommes enclins à penser que ces fameux Kim de Corée du Nord remportent décidément la palme des entreprises les plus démentiellement fumeuses !

Ainsi, de la fin des années 70 jusqu'au milieu des années 80, des agents envoyés en missions d'infiltration par le pays du matin calme sur les côtes japonaises en revinrent, épisodiquement, avec des autochtones parfaitement inconnus, modestes, indifféremment d'un sexe ou de l'autre (voire les deux d'un seul coup de filet) mais présentant cependant tous une caractéristique commune : leur relative jeunesse, tournant, à une exception près, autour de la vingtaine d'années. C'est ainsi une petite vingtaine d'humbles nippons - possiblement plus même si le gouvernement japonais n'en a jamais reconnu officiellement que dix-sept tandis que le régime de Pyongyang n'en avouera que treize - qui furent "éclipsés", retranchés, «cachés par les Dieux» ajoute plus hermétiquement l'auteur. Quant au but même de ces enlèvements chroniques, leur seul énoncé ferait presque rire si cela n'avait pas détruit la vie de ces malheureux qui n'avaient rien demandé que de vivre leur vie sans inquiéter personne : donner des cours de "japonité" à la crème des crèmes de l'espionnage nord-coréen ! Permettre ainsi que ces derniers, une fois passé les douanes, les contrôles aériens, les interrogatoires de police, pensent (au moins en surface), agissent, parlent, se coulent dans la société nippone comme s'ils en avaient toujours fait partie. Des vies contre des cours...

C'est le parcours brisé de ces gens simples, très différents les uns des autres tant par leurs origines sociales que par leurs trajectoires intimes dans lequel l'auteur de Nagasaki nous permet de nous plonger sans relâche mais avec une infinie retenue, délicatesse, bienveillance. Usant d'un style sans fioriture excessive ni effets de manche superflus, sans pour autant tomber un seul instant dans le genre journalistique ni démonstratif, Éric Faye nous fait entrer avec un sens inouï du détail qui compte, de la psychologie humaine, dans ces drames polyphoniques et invraisemblables - n'affirme-t-on pas régulièrement que la réalité dépasse la fiction ? -, le terme de «sidération» revenant à plusieurs reprises sous sa plume pourtant très sûre. Pour autant, si les faits sur lesquels s'appuient l'auteur sont absolument véridique, c'est bel et bien à une fiction, et de quelle efficacité !, que nous avons ici affaire. En cela, il confirme les propos d'un fameux écrivain britannique de romans noirs, Tim Willocks, qui expliquait ceci à propos de la distinction entre fiction biographique et récit de non-fiction : «S'il existe, dans son histoire [l'auteur évoque un personnage inspiré d'un individu réel], la moindre poésie ou vérité, je crois qu'il est plus probable de la voir émerger de la fiction que de faits réels. C'est cela la grâce de la fiction - cette capacité à nous offrir la vérité au lieu de simples affirmations.» En quelques mots bien pesés, l'auteur de Bad city blues saisit-là non seulement une vérité mais exprime sans le savoir ce que l'on ressent précisément à la lecture d'Éclipses japonaises. Avec intelligence et une sensibilité - une empathie - incroyable à l'égard de ses personnages, monstres de papier autant que portraits de "vrais" gens, l'auteur nous guide à travers ce réseau inextricable de petits et grand événements, d'accidents sur le fil de l'existence, de destins croisés et décroisés, de détails infimes se transformant, effet papillon oblige, en véritables bouleversements.
Sans jamais s'appesantir inutilement par le biais d'un pathos facile, trop évident avec un tel sujet, sans en rajouter sur des thématiques essentielles - rien qu'à les effleurer, il en donne la substance essentielle - , Éric Faye nous parle de ce qu'est le destin et de tous ces impossibles qui finissent pourtant par advenir : telle cette japonaise se retrouvant mariée et mère de deux enfants avec un ancien déserteur américain de quinze ans son aîné, au beau milieu de ce pays totalement paranoïaque... Tout cela parce qu'au lieu de prendre le chemin le plus court pour rentrer chez elle, juste avant son enlèvement, elle voulu faire un détour par le glacier ! Il évoque aussi l'enfermement, dans cette prison qu'était cette Corée pour ces dizaines de malheureux qui s'y retrouvèrent de force (des européens en étaient aussi), auquel s'ajoute un enfermement plus ou moins volontaire, plus ou moins obligé dans les prisons intérieures de l'esprit, comme une succession carcérale de poupées russes à l'intérieur de cette prison ayant l'échelle d'un pays. Il aborde l'acharnement, l'acharnement à survivre - on songe avant tout à cette jeune fille de treize, probable "erreur de casting", les kidnappeurs visant des adolescents plus âgés, qui va survivre malgré toutes les souffrances vécues par elle, eut égard à sa jeunesse, à son inexpérience, à sa perte brutale de tout repère, à sa totale incompréhension face à l'événement, trop énorme -, l'acharnement à vouloir découvrir la vérité sur ces quelques disparitions étranges et irrésolues (ce journaliste en fin de carrière, au départ de la médiatisation de ces drames), l'acharnement à faire revenir ses gens chez eux...

On referme ce livre avec cet espèce de mauvais goût au fond de la bouche, celui de qui sait désormais ce qui n'aurait jamais dû être connu, sans l'entêtement de quelques-uns, et qui fait de vous le témoin involontaire de ces moments sombres de l'humanité face à elle-même ; on referme l'ouvrage avec un noeud à la gorge de ne savoir avec certitude ce qu'il est advenu vraiment de cette jeune japonaise de treize ans - qui en a plus de cinquante aujourd'hui, si les autorités nord-coréennes ont menti, ainsi que plusieurs de ses proches n'ont cessé de le penser -. Mais pour sa mère, aujourd'hui décédée, la représentation de sa fille restera à jamais celle d'une adolescente de treize ans, même avec la certitude qu'elle a vécu bien au-delà. «Cachée par les Dieux» : c'est ainsi qu'elle et ses compagnons d'infortune ont vécu sans le regard, l'amour, l'amitié, ou tout autre sentiment bon ou moins bon de leur entourage. Des années de vies oblitérées, annihilées plus ou moins, insensées : Éric Faye nous les fait toucher du doigt avec talent, avec profondeur, avec humanité.
Avec poésie et vérité.
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