Quand un auteur nous éblouit, il est toujours tentant de mettre la main en visière au-dessus des yeux et de progresser face à la clarté, pour trouver la tanière du soleil. Accéder à la source du talent. Là où l'inspiration et le style sont censés jaillir à gros bouillons.
C'est donc ce que j'ai fait, consciencieusent, méthodiquement, avec
Tim Willocks. Après la lecture de "
La Religion" et le souffle épique pris en pleine poire, je partais donc en chasse sur les traces de ce bougre d'anglais.
La traque me mena jusqu'à "Bad City". Un nom de western, de ville de Lucky Luke à la "Trigger Gulch" ou autre "Tombstone City". Nous sommes au bord du Mississipi, "La Grande Boueuse". Et cette ville est le receptacle de toutes les perversions humaines rassemblées-là. Un collecteur d'égout bordé de trottoirs. On ne va pas se cacher qu'on pense souvent à La Nouvelle-Orléans, à Algiers Point. Sans certitude.
C'est la Louisiane en tout cas.
Nous rencontrons rapidement Eugene Cicero Grimes. le héros. Très fatigué de lui-même. Perdu dans sa déchéance morale, il réside dans une caserne de pompiers désaffectée qui lui fait office de bureau et d'habitation. Un cramé qui n'a trouvé la lance à incendie qu'après avoir vu sa vie totalement calcinée par les évènements.
Eugène la déveine. Blues Gin.
Il y patauge avec passion dans son mal de vivre, sa souille névrosée.
Car Eugene traîne des casseroles énormes. Une batterie de cuisine à vrai dire avec laquelle il se mijote amoureusement une dépression qui semble sans fond. L'amorce de tout cela est son frère nommé Luther Grimes mais qui n'a qu'un rapport assez éloigné à la spiritualité et à l'humilité protestante. Un fléau des dieux envoyé par le destin pour, dans l'ordre : devenir parachutiste dans la célébrissime 101ème Airborne. Dézinguer du Vietcong avec un certain entrain. Fourguer de l'héro aux GI's dans les creux de son emploi du temps. Partir au Nicaragua et devenir mercenaire pour Somoza. Refourguer mais en gros avec les narcos en y ajoutant de la contrebande d'armes. Se taper la belle-fille mineure d'Eugene et tuer sa femme, la mère d'icelle. Puis s'enfuir. Rentrer frais comme un gardon aux US et faire 2 ans de tôle au pénitencier d'Angola pour homicide involontaire.
Ah la famille...
Alors Eugene le traque dans toute l'amérique latine. Sans succès car la poisse lui colle bien aux basques et qu'il n'a qu'une seule paire de chaussures à vrai dire.
Il rentre donc aux Etats-Unis avec l'entrain d'un agneau qui vient de voir sa famille être décimée sous ses yeux et qui est le seul à avoir réussi à s'enfuir de l'abattoir.
Glorieux.
Et donc là tout s'explique : sa mauvaise humeur constante, ses goûts immobiliers atypiques et sa joie d'avoir une perche de feu au milieu de son salon pour passer de l'étage au rez-de-chaussée.
Comme on pouvait s'y attendre, ces deux-là vont finir par se retrouver pour un feu d'artifice final. Et le trait de coc...d'union sera la létifère Callilou, épouse repentie du révérend Cleve Carter, bon pasteur de "l'Eglise évangéliste du Seigneur."
Ancienne prostituée dépendante à la cocaïne, elle va en être sevrée par Eugene. Car ce dernier, ayant abandonné la pratique cynique et capitaliste de la chirurgie, s'est tourné vers la psychiatrie libératrice, faisant occasionnellement office de négociateur pour la police locale et d'addictologue le reste du temps.
Ateliers legos et désintox au programme.
En bon exorciste de la dope, elle décroche mais on peut dire que suite à cela ils finissent assez souvent emboîtés.
Et comme la malchance est l'élément naturel dans lequel évolue Eugene Cicero Grimes, Callilou se tape aussi...quiiiii ?
Mais oui bien sûr ! Luther Grimes ! Son psychopathe de frangin qu'il retrouve donc à 10 mn de chez lui après avoir retourné le sud de l'Amérique à sa recherche, en pure perte.
Ce bol monstrueux. Ce mug oserai-je dire à ce niveau.
Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, Callilou a braqué un million de dollars dans la banque de son révérend-banquier d'époux avec Luther et quatre joyeux comparses. La plus énorme pourriture de tout ce côté-ci du Mississipi, le capitaine de police Clarence Jefferson, est au courant de toute l'affaire et compte bien récupérer ce butin sans faire de division. La messe est dite.
Il y a quelque chose de très rapidement déroutant dans ce roman : la peinture psychologique. La description des états d'âme, mais en gros plan. On suit le moindre tressaut des pensées des personnages, dans une immersion claustrophobique.
Les replis de l'âme, les circonvolutions torturées de nos cerveaux malades, c'est là un des territoires que nous arpentons avec
Willocks.
Là où l'auteur nous avait habitué avec "
La Religion" à la dissection et à la description chirurgicale des corps mourants, agonisants, gisants, se vidant et cédant sous l'acier acéré des épées et autres rapières ; ici on aborde un autre continent.
L'âââââme.
Toujours une lame me direz-vous. Toute aussi coupante et tranchante sur les bords. Mais plus évanescente.
Il est donc difficile d'oublier ici quelques éléments biographiques de
Tim Willocks. Chirurgien ET psychiatre donc. Comme Eugene Cicero Grimes. Et ceinture noire de karaté. Comme Euge...'fin bon..
Le voyage sera sombre et crépusculaire. On a l'habitude.
Il faut dire que Grimes passe de sales moments : passé à tabac dans sa maison, mains attachées dans le dos, sac sur la tête. Torture et privation sensorielle. Musique à gros volume. le bourreau est un expert en la matière. le susnommé : Clarence Jefferson.
L'écriture de
Willocks reste virtuose et l'ambiance poisseuse à souhait. Mais. le tête à tête entre Eugene et Clarence m'a un peu désorienté. La torture mentale que subit Eugene le plonge dans des abysses où quelques rares bulles de souvenirs plus ou moins recomposés explosent sans ordre apparent en remontant à sa conscience. Cela brouille considérablement la lecture et nuit au rythme d'ensemble. Est-ce un effet de réel voulu ? Je le pense, mais cela marche un peu trop bien Tim.
Cette confrontation est pourtant très intéressante pour ne pas dire qu'elle est le noeud de tout le roman. D'autant plus que le capitaine Clarence, ce magistral ulcère variqueux est assez captivant. Une montagne de graisse qui doit approcher les 130 kilos, doté d'une force physique herculéenne, d'une soif de puissance digne de candidats à la présidentielle et d'un sadisme que l'on ne retrouve plus que dans quelques formulaires administratifs.
Je crois que
Willocks en a fait malheureusement un peu trop. Il s'essoufle en voulant trop en montrer. Comme une roue arrière qui termine sur le dos.
Un excès de puissance. Un manque de maîtrise. Un flot débridé. On est emporté mais quelquefois trop loin du lit du récit et on peine à revenir à grandes brassées énergivores.
J'ai passé un bon moment toutefois avec ces hommes et femmes tortueux et grâce à la qualité d'écriture de l'auteur. Pourtant j'ai la désagréable impression qu'on est passé à côté de quelque chose pourtant à la portée de
Willocks. On est encore loin de "
La mort selon Turner" où les effets sont mieux controlés et où on obtient un roman très efficace.
Peut-être à réserver à ceux qui, comme moi, sont tombés amoureux de l'univers de l'auteur et qui sont prêts à lui pardonner beaucoup. Trop sûrement.