« Elle resta ainsi de longues minutes, le bruit de sa respiration caché par le sifflement du réfrigérateur, et ce jusqu’à ce qu’elle remarque son reflet dans la vitre au-dessus de l’évier et qui lui fit repenser à ce film d’horreur sorti au cinéma deux ans plus tôt, où de jeunes baby-sitters étaient la proie d’un psychopathe portant un masque blanc le jour d’Halloween ».
Laisser la grisaille derrière elle, savoir que cela restait possible. Que dans son corps, le sang noir finirait par se tarir.
Son coeur s'emballa quand le monstre lui tendit le morceau de chair qu'il tenait à la main, comme une invitation au festin, avec dans son regard le sourire que son visage figé ne pouvait plus former.
Il le sentit entrer dans sa tête, tenter de le posséder en y déversant des flots de paroles incompréhensibles, des incantations noires destinées à détruire les dernières barrières. L'odeur du sang se fit plus forte et attisa sa faim, une faim qui lui donna mal au ventre, une faim qu'il fallait assouvir.
C’était sa vie, il n’en avait pas d’autre de rechange.
Une dizaine d’engoulevents passèrent au-dessus de sa tête dans une bourrasque de battements d’ailes. Elle les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils descendent en piqué derrière la grange, dont la façade rougeoyait sous la lumière mourante. Tout en fouettant l’air avec l’épi de blé, elle continua à marcher en sentant parfois des insectes s’agripper à ses mollets, le visage tourné vers les silos à grains qui, à quelques kilomètres de là, commençaient déjà à se voiler d’ombre.
Et qui bientôt y disparaîtraient, tout comme ce monde à nouveau livré à la barbarie.
« Il se rassit face au corps et resta de longues minutes sans bouger le moindre membre. Et, les traits de son visage ne trahissant aucune émotion, il le poussa dans la fosse d’un violent coup de pied. » (p. 139)
Elle avait aussitôt compris que c'était l’œuvre de Walter ,qu'il avait,d'une façon ou d'une autre,retrouvé son fils après toutes ces années,pulvérisant d'un seul coup la vie qu'elle avait essayé de lui construire loin de son emprise.
A Paris, Claire s'était habituée à écouter, allongée dans la pénombre de sa chambre, les bruits de la ville qui perduraient de l'autre côté de la fenêtre.
Cela l'avait toujours rassurée de sentir, au moment où elle devait s'abandonner au sommeil, la vie qui se poursuivait dans la nuit, les bruits familiers des voitures, des gens qui marchaient sur le trottoir, de la pluie qui tombait sur les toits ou du métro aérien qui passait au loin; ce monde qui continuait à tourner pendant qu'elle dormait et qui toujours l'attendait au réveil.
Elle semblait parfaitement savoir ce qu’elle faisait et n’agissait pas sur un coup de tête. Sa jeunesse lui permettait de croire que tout quitter de façon si brusque changerait les choses.
Il suffit d’un rien pour qu’un monde s’effondre.