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Critique de Enroute


Bien que les Lumières aient proposé avec pertinence le principe de dépassement de l'humain par la mise en oeuvre de sa capacité critique, de sa volonté de sortir du cadre des préjugés et de son exigence à devenir, il semble au contraire que la posture majoritaire soit aujourd'hui de considérer que c'est la société qui fait l'homme plutôt que l'homme qui fait la société. L'abandon de cette exigence se retrouve dans l'éternel débat entre "Volksgeist" allemand initiée par Herder à la fin des Lumières, traduit en français par "génie de la nation" à la manière de Bonald ou de Maurras (nous pourrions ajouter de Burke en Angleterre) et "principe d'adhésion" du citoyen à une société tel que prônée par la révolution de Sieyès et repris par Renan et De Maistre. C'est au XIXème siècle, lors du renoncement aux Lumières par le romantisme que l'opposition se fait la plus forte, résumée par l'annexion de l'Alsace-Lorraine : Strauss en Allemagne oppose l'évidence des racines germaniques des alsaciens tandis que Renan défend la volonté des Alsaciens eux-mêmes à rester français. Entre temps, la classification des humains sur des critères biologiques est née. En France, l'affaire Dreyfus marque la victoire du principe universaliste, mais de justesse. La suite du XXème siècle se déroule par la victoire des conceptions "biologique" et "sociale" de l'humain (Vacher de la Pouge, Marx) plutôt qu'agissant sur elle. Ce serait le principe de contrition des européens décolonisateurs qui, en associant à tort la promotion d'un principe de pensée élévateur et l'orgueil de s'en croire les détenteurs (qui aboutit seul à la violence et au racisme, mais non le principe lui-même), ont décidé de déclarer l'abolition de toute promotion de la pensée au profit d'une égalité des modes d'être, c'est-à-dire de l'exercice des préjugés propre à chaque culture. Les "cultures" sont depuis des viviers de préjugés dans lesquels la posture intellectuelle ambiante, déclarée jusque dans les textes de l'UNESCO, nous force de plonger et de nous en enorgueillir.
Ausi, si les sociétés humaines deviennent égales les unes aux autres sans autre critère que l'égalité des préjugés, cela signifie que l'humain redevient "animal" ou "zombie", un être biologique incapable de dépasser la "livrée" dont il est revêtu à la naissance et dont, loin de vouloir se débarrasser, il s'emmitoufle (nous pourrions compléter cela par la phrase de Barrès : "revêtons nos préjugés, ils nous tiennent chaud"). N'aspirant plus à engager l'homme à devenir, les sociétés contemporaines encourageraient au contraire l'homme à être ce qu'il a toujours été, à considérer sa petite personne comme un aboutissement ultime de la perfection de l'histoire humaine et à se contenter de l'oppression qu'il opère lui-même sur sa propre pensée. De là, la défaite de la pensée face au préjugé, qui fait de l'homme non pas un principe actif, mais un mode d'être au monde, un mode plat, sans envergure, sans perspective et, parce qu'il renforce les préjugés, ne présage pas d'avenir meilleur que la haine, le racisme, l'exclusion, la désagrégation des sociétés humaines et tout ce qu'un refus de dépassement de soi par une réflexion personnelle rejette : l'élévation de l'esprit, la dialectique entre des pensées nourries, l'aspiration à une société meilleure, bref, tout ce que proposaient les Lumières.


En reprenant Renan, Strauss, Barrès, Maurras, Herder, Finkielkraut pose la question de l'essence du lien entre des "communautaires", de ce qui compose un peuple, une communauté humaine. Il engage à réfléchir à ce que doit être une communauté humaine aujourd'hui, et à ce qu'elle doit aspirer à devenir. On est convaincu par la problématique qui s'inscrit dans ce conflit "Kultur"-"Civilisation", "esprit national"-"plébiscite de tous les jours", "identité locale"-"universalisme", "droit du sang"-"droit du sol", "valeurs ancestrales"-"valeurs universelles", "communauté chaude"-"patriotisme constitutionnel", etc. C'est effectivement parfaitement d'actualité à une époque où certains partis politiques prétendent préparer l'avenir de la société (française, mais dans beaucoup d'autres pays aussi) en l'alourdissant du poids de ses "racines", de son "identité" sans évoquer de projets d'avenir. La problématique de la manière dont nous devons nous sentir "vivre ensemble" et de cette "communautés de valeurs" balance donc bien toujours entre la référence à une origine commune et à un destin commun. Finkielkraut rappelait que l'esprit des Lumières était exactement contraire : être humain, c'était, pour les philosophes, créer, inventer, abattre les préjugés. Le texte est à rapprocher de la thèse défendue par Ortega y Gasset dans "La révolte des masses" il y a près d'un siècle, où, là aussi, c'est la platitude de la pensée, le contentement personnel et le refus de développer une réflexion personnelle qui explique "la défaite de la société" (Ortaga y Gasset écrit dans les années 1930). Ce rapprochement accrédite la valeur de la problématique, puisque déjà défendue voilà un siècle, sans pour autant résoudre la question.
Malheureusement il manque un dernier chapitre à l'essai de Finkielkraut. En effet, les Lumières avaient un adversaires à abattre : l'arbitraire, identifié sous la double forme du pouvoir (la monarchie) et de la foi religieuse (l'église). Pour appliquer un principe critique, il faut encore avoir identifié l'adversaire. Malheureusement, Finkielkraut ne le nomme pas. Les temps ayant changé puisque ce ne sont plus une poignée organisée de penseurs qui peuvent construire l'avenir, mais des centaines de millions de personnes, il reste à organiser cette communauté d'envergure, avec toutes les différences (d'origine et d'aspiration) qu'elle comporte. En outre, se pose la question de savoir si l'on est autorisé à défendre un principe universel sous la forme d'une dichotomie des groupes humains. Le ton est en effet virulent et semble installer l'idée qu'il y aurait ceux "qui ont tout compris" et ... les autres. L'universalisme du principe s'émousse par la violence du propos... On reste donc un peu sur sa faim, convaincu de la véracité du principe, sans indication de ce à quoi il faut l'appliquer. Mais si un essai brille par son expression et sa capacité à germer chez celui qui le lit, "La défaite de la pensée" est excellent. Les mots courent, les phrases virevoltent, la pensée s'envole et tourbillonnent : c'est un grand ménage de printemps. L'essai est bref, mais on interrompt si souvent la lecture pour y insérer ses propres réflexions inspirées par lui qu'elle s'étale finalement, et l'après-midi passe. Vient l'heure de l'apéritif et l'on se sent prêt à affronter une vie nouvelle, même s'il nous reste à inventer la manière de l'aborder (n'était-ce pas justement le propos de l'auteur ?...)
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