Ce que proclame l'égoïsme sacré, c'est l'aspiration de l'être à s'émanciper de l'amour. Ce qui s'affirme dans la sacralisation de la classe ouvrière, c'est l'aspiration de l'amour à se libérer de la sagesse. Et c'est parce que la sagesse et l'amour ne sont pas des divertissements, mais des vocations indésirables, des charges lourdes à porter, que l'humanité oscille entre les deux pôles d'une morale sans délibération et d'un impérialisme sans morale.
Haine de l'autre homme: cela se traduit aujourd'hui par l'ethnocentrisme. Un groupe se considérant comme humain par excellence dénie cette qualité aux autres membres de l'espèce (...) L'homme, dit la critique de l'ethnocentrisme, est un loup pour l'autre homme.
p.149
"On aime jamais les personnes, mais les qualités affirme Pascal. Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il ne l'aimera plus." Selon Hegel, au contraire aimer c'est attribuer une valeur positive à l'être même de celui qu'on aime indépendamment de ses actes ou de ses propriétés singulières et périssables. Proust apporte une contribution inédite à ce vénérable débat, en donnant tort à tout le monde. L'amour ne s'adresse ni à la personne ni à ses particularités, il vise l'énigme de l'Autre, sa distance, son incognito, cette façon qu'il a de ne jamais être de plain-pied avec moi, même dans nos moments les plus intimes. Le toi du je t'aime n'est pas exactement mon égal ou mon contemporain, et l'amour est l'investigation éperdue de cet anachronisme.
Avant d'être regard, autrui est visage.
L'exquis contact des épidermes ? Une embuscade tendue à l'autre pour que, renonçant à son regard et à sa liberté, il se fasse présence offerte. Une invite à la passivité. Une tentative d'empâter l'être désiré dans sa chair, pour qu'il ne s'échappe plus, et que je cesse, moi, de vivre sous son regard.
Aimer, ce n'est pas faire acte allégeance à la Beauté, c'est se soustraire, passagèrement, le temps d'une obsession, à ses critères et à son despotisme.
La vie est un roman où tout est combat.
A la base de la conscience de soi, il n'y a pas la réflexion, mais le rapport à l'Autre. La réalité humaine est sociale avant d'être raisonnable. Sociale et belliqueuse.
L'amour, oubli de tout, est un rappel à l'Autre. Ce rêve enchanté est un appel de la sensibilité à l'irréductibilité du visage. Cette grisante évasion dégrise celui qui la vit dans son impérialisme. Au lieu d'être pris de haut, surplombé par un regard panoramique ou écouté avec une oreille suspicieuse, l'Autre est accueilli, et cette hospitalité accomplit la signification métaphysique de l'amour.
On n'e conclura pas qu'il faille ou qu'il suffise, pour être sage, de tomber amoureux. Mais, comme dans l'amour, c'est quand l'autre est abordé de face que la pensée à une chance de s'ouvrir à une vérité nouvelle ; c'est quand l'autre est englobé, que la pensée ressasse se propres certitudes et constitue, selon l'expression de Musil, une menace pour la vie.
L'amoureux chante les formes, mais elle lui échappent.