Citations sur Propriétés privées (12)
La nuit, c'est comme cela : la nuit, tout ce qu'on a dans la tête devient réalité...
Robert en est maintenant persuadé, les intentions du gars n’étaient sûrement pas très honnêtes :
“Je ne dis pas qu’il va commettre un crime dans l’heure, nuance-t-il. Je dis juste que ce type n’a pas à traîner dans le coin. Ici ce n’est ni Hollywood Boulevard ni les Champs-Elysées. Ici tout le monde se connaît, au moins de vue. Lui, je peux te dire qu’il n’a pas l’allure des gens de par ici.”
Se vantant partout d’être juif et d’avoir enseigné l’allemand dans les collèges difficiles de la région, Régis Weiss avait dénoncé les rondes citoyennes en agitant le spectre de politiques dictatoriales anciennes ou étrangères. Autant dire qu’il avait bu du petit-lait en découvrant l’article de Rémi Bobet dans le journal du matin. En substance, c’est ce qu’il avait expliqué à Robert, l’obligeant à laisser filer un suspect dont il avait fait un rapide portrait-robot :
“C’était un grand type, un maigre, cheveux courts, pantalon sombre, veste trois quarts, on dirait un vêtement de chasse ou un blouson militaire, mais en plus clair.”
Comme si Régis Weiss pouvait l’entendre, Robert insiste pour la troisième fois :
“A priori rien à signaler, juste qu’il traînait dans le quartier.”
Dans l’esprit de Robert, comme dans celui de la majorité des habitants du quartier, Régis Weiss méritait la qualité d’emmerdeur car, ces derniers mois, il avait ouvertement critiqué l’organisation des patrouilles, allant jusqu’à faire imprimer des affiches avec le slogan “OUI À LA POLICE ! NON AUX MILICES !”. Affiches qu’il avait distribuées dans les boîtes aux lettres avec l’espoir de voir ses voisins les coller à leurs fenêtres, ce qui ne s’était pas produit.
L’annonce de cette agression avait fait le tour du quartier. Après avoir exprimé leur solidarité aux victimes, les habitants avaient manifesté contre des autorités jugées incapables d’assurer la sécurité des biens et des personnes.
Pragmatique, M. Durant avait alors proposé l’organisation de rondes citoyennes dans les rues, de jour comme de nuit.
“Deux personnes par voiture, surveillance et dissuasion”, avait proposé M. Durant, preuve qu’il avait déjà pris le temps d’y réfléchir.
De tous les bénévoles engagés dans la surveillance du quartier, Denis Lassalle correspondrait le mieux à la caricature qu’en faisait Rémi Bobet dans l’article paru ce matin. Six mois auparavant, Robert avait patrouillé avec cet ancien militaire.
“Le plus dur, avait-il avoué, c’est qu’il ne fait pas la conversation. Tu peux rester une soirée avec lui sans échanger un mot.”
Fort de ces informations, Henri Frot n’avait jamais cherché à faire équipe avec Denis Lassalle qui, d’ailleurs, partait souvent seul.
Robert n’a jamais eu autant de retard.
Les mains posées sur le volant, Henri Frot hésite à franchir les cinquante mètres qui le séparent du domicile de son équipier. Ce serait chose faite s’il ne craignait pas d’être mal reçu par Marie-Jeanne, la femme de Robert, avant même de lui avoir été officiellement présenté. Robert ne s’en était pas caché, depuis quelques semaines, Marie-Jeanne, sujette aux angoisses et aux crises de colère, ne supportait plus que son mari surveille le quartier au lieu de passer ses soirées avec elle. Chaque nouvelle sortie provoquait tensions, querelles et ultimatums.
Agacé, le sexagénaire énumérera les cambriolages, puis rappellera l’agression de Martine, la femme de ménage de chez les Durant. Pour conclure, il condamnera la frilosité des journalistes et des intellectuels planqués dans leur bureau, comme des généraux dans leur salon. Sans être violent, Robert est partisan de limites et de sanctions claires :
“Prends mes chiens, avait-il un jour expliqué à Henri, s’ils sortent du jardin, je leur en colle une. Tu peux me croire, ils n’ont pas eu besoin de faire dix ans d’études pour comprendre le message : ils ne sortent pas. Pareil pour ma femme”, avait-il ajouté en riant.
Devant la multiplication de ce genre de brigades, l’historien confirme les craintes du journaliste. Sans nuance, il agite le spectre d’une dérive sécuritaire, et dit qu’il ne faudra pas s’étonner d’un retour aux heures les plus sombres de notre histoire. A l’entendre, les guerres débuteraient toujours dans des zones pavillonnaires identiques à celle dans laquelle Robert Donnay et Henri Frot ont leur maison. Un lotissement d’une trentaine d’années, présenté dans le journal comme un repaire de vieux aigris, de paranos, de fascistes.
Signé par un certain Rémi Bobet, le texte se moque des rondes de surveillance (ironiquement surnommées les Patrouilles de la trouille) auxquelles les deux hommes participent depuis plusieurs mois. Selon le journaliste, ces patrouilles attiseraient un climat de violence et mettraient de l’huile sur le feu. Des accusations soutenues par un historien, auteur d’une thèse récemment publiée. Interrogé sur les marches de son amphithéâtre, l’universitaire réagit à ce qui lui est présenté comme un phénomène inquiétant. Devant la multiplication de ce genre de brigades, l’historien confirme les craintes du journaliste. Sans nuance, il agite le spectre d’une dérive sécuritaire, et dit qu’il ne faudra pas s’étonner d’un retour aux heures les plus sombres de notre histoire.