L’abstinence n’est pas dans la nature.
N’empêche, l’univers du fumeur rétrécit chaque jour. Il est ainsi amené à privilégier, sinon la nature, du moins le monde extérieur : il préfère les marchés forains aux mégastores, les grandes balades, l’herborisation aux voyages en car, les foires à la brocante aux salons des antiquaires, les garden-parties aux cocktails confinés. De la même manière, il se peaufine une sorte de culture parallèle, privilégiant les visites de jardins et de parcs, les expositions de sculptures sur gazon, les cloîtres, les théâtres de verdure, les concerts de rue, les grands sites archéologiques l’architecture. Il connaît aussi une multitude de petits musées qui peuvent se visiter, vite fait, entre deux cigarettes et qui ont cette vertu supplémentaire de ménager les pieds et la mémoire.
En voiture, je garde mon mégot éteint trois minutes et l’éprouve sur ma paume avant de le jeter par la fenêtre, je recueille ma cendre dans la main s’il n'y a pas de cendrier, garde un puissant vaporisateur d’eau dans mon bureau, noie mes cendriers avant de les vider dans la poubelle, ramasse ma cendre en humectant mon doigt de salive (dégoûtant mais très efficace), écrase longuement mes clopes en forêt, même s’il pleut des cordes. La rareté des accidents ne tient donc pas du miracle mais d’une vigilance constante qui ferait mieux, certes, de s’employer ailleurs. Aux malveillants, je précise que je ne conduis pas, que je ne travaille pas sur des machines-outils et que cette prudence arrive à point pour combattre les effets d’une distraction émolliente.
Je souffre moins de l’effet des cigarettes que des restrictions de ma liberté sous les lois antitabac. Je vois les hygiénistes se frotter les mains. Sinistre triomphe. Rien que pour ça, avec l’imbécillité des impuissants, je ne céderai pas. Pire, l’angoisse m’accule à un surcroît de consommation.
Si on imposait une tête de mort sur les paquets de brunes, ils abandonneraient aussitôt les blondes. Ça tombe sous le sens. Il n’y a que les antitabagistes qui l’ignorent.
Si je n’avais commencé à fumer il y a si longtemps, je ne me risquerais pas aujourd’hui à allumer ma première cigarette. Non par hygiène mais pour me simplifier la vie.
Le fumeur est suffisamment persécuté pour que la Seita n’en rajoute pas. C’est à croire qu’elle cherche à tirer dans son propre but.
Avec « Donne du rhum à ton homme, du miel et du tabac »,on passe du protocole compassionnel des faubourgs au philtre d’amour exotique à usage de la femme de marin : « Tu verras, il aime ça. » On en conclut que l’amour ne suffirait ni à le retenir ni à le faire revenir et que le seul tiercé gagnant, c’est l’alcool, le tabac et le sexe.
L’univers des blondes, des brunes, est bien noir. Et la plus noire chanson est « Du gris », cette complainte de la pute qui dédaigne l’alcool et la drogue au seul profit « du gris que l’on prenddans ses doigts et qu’on roule ». Selon le principe que « le tabac, c’est l’beau d’la souffrance : quand on fume, l’fardeau est moins lourd », elle demande, avant de succomber à un coup de couteau, une dernière bouiffe, sûre que son « âme s’en ira, moins farouche, dans la fumée qui sortira de [sa] bouche ».
Un fumiste peut nous taxer d’une américaine et refuser, fumasse, nos brunes. Ce que ne fera jamais un ado fumeux s’adonnant à la fumette : il préfère l’herbe tout court à l’herbe à Nicot, au perlot, au gris.