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Critique de Bouteyalamer


L'auteur pratique avec talent une histoire panoramique et il n'est pas possible de résumer objectivement un livre aussi touffu : 732 pages dont 85 pages de notes et de références, 10 cartes, un index détaillé. le premier message reçu est la permanence des routes de la soie, depuis la préhistoire jusqu'au 21e siècle. le second est le changement de perspective pour ceux qui ont acquis par l'école ou les lectures une vision occidentale du monde eurasien. le troisième est la multiplicité et les renversements des alliances.

La permanence d'abord. Les échanges est-ouest sont attestés depuis la plus haute antiquité, bien avant la progression par l'ouest d'Alexandre et de ses successeurs et l'expansion des Hans en sens opposé. Ces échanges ont été fréquemment rompus ou confisqués par les descentes des « barbares » du nord, Vikings Rus', Huns ou Mongols. Barbares pour leurs prédécesseurs qui se voyaient légitimes, mais qui deviennent administrateurs avisés après leur conquête : la Pax Mongolica a assuré la sécurité des routes plus longtemps et plus efficacement que la Pax Romana.

Le changement de perspective. Si les « barbares » n'ont fait que des incursions transitoires en occident, c'est que l'occident n'avait guère d'intérêt pendant le haut moyen-âge. Il était pauvre, ignare et dépeuplé par comparaison à la Perse ou au monde arabe. La chrétienté elle-même était beaucoup nombreuse dans l'Asie de Constantinople que dans l'Europe de Rome. Un tournant survient à la première croisade, quand Constantinople s'épuise dans les guerres civiles et aux frontières. C'est alors que notre « histoire nationale » fait surface : « La chrétienté avait été sauvée par les braves chevaliers qui avaient parcouru des milliers de milles jusqu'à Jérusalem. La Ville sainte avait été libérée par les chrétiens – pas par les Grecs orthodoxes de l'Empire byzantin, mais ceux de Normandie, de France et de Flandres qui constituaient l'immense majorité de l'expédition » (p 174). Nous avons oublié le versant sombre de cet avènement : les carnages, la cupidité, le cynisme des croisés vis-à-vis de leurs frères orientaux, la renaissance d'un antisémitisme européen.

La multiplicité et les renversements des alliances. Les peuples voisins de la grande route sont multiples, organisés en empires, royaumes et dynasties dont beaucoup sont inconnus du public, et ce monde fluctue avec l'émergence ou la décadence des religions. « Le commerce avait ouvert la porte où s'engouffrait la foi » (p 53). Certaines religions sont en expansion comme la chrétienté, d'abord orientale puis romaine ; d'autres sont stables (le bouddhisme) ou en régression numérique (le judaïsme) ; une autre émerge dans un formidable élan : l'Islam, en partie développé sur les décombres de la Perse et du zoroastrisme. Pour l'auteur, la puissance de l'Islam est renforcée par ses origines guerrières et sa force économique : « Muhammad déclara que les biens confisqués aux non-croyants seraient conservés pour les fidèles. Les intérêts économiques et religieux étaient donc clairement réunis. Les premiers convertis furent récompensés par une partie plus importante des dépouilles, dans un système pyramidal de fait. La pratique fut officialisée au début des années 630 par la création d'un Diwan, bureau chargé de gérer la distribution de butin. La part revenant aux chefs de fidèles, au calife, était de 20 %, mais la majorité était partagée par ses partisans et ceux qui participaient aux attaques réussies. Les premiers fidèles étaient le plus grand bénéficiaire de nouvelles conquêtes, mais les nouveaux convertis aspiraient à jouir des fruits du succès. Il en résulta une force d'expansion irrésistible » (p 105). On verra dans les siècles suivants des alliances à bascule : une tolérance de l'Islam pour le judaïsme ; un soutien des juifs aux musulmans à l'encontre des chrétiens ; après la Réforme et la montée en puissance de l'Espagne enrichie par l'Amérique, la guerre des Anglais et la révolte des Hollandais qui s'allient avec les ottomans, faute de débouché transatlantique (ils créeront plus tard leurs compagnies orientales), sous un prétexte religieux. Et les Amériques précisément ? Un autre monde, une autre histoire, traités brièvement parce qu'ils sont « hors champ », mais qui n'ont jamais compromis les routes de la soie : bien au contraire, le nouveau continent fournit au seizième siècle les métaux précieux qui accélèrent l'inflation et l'importation des richesses orientales.

Suivent des chapitres sur la montée en puissance de l'Europe du Nord, sur les conflits anglo-russes en Asie centrale, sur « la route de la guerre », « la route de l'Or noir », « la route du génocide », sur la « nouvelle Route de la Soie » de Xi Jinping, et l'on comprend le pluriel du titre. Aux échanges de marchandises, de religions et d'agressions, il reste à ajouter les échanges de germes et les grandes épidémies, la « Route de la Mort et de la Destruction ».

L'impression dominante en fermant le livre est le pessimisme, une constante dans l'étude de l'histoire. Frankopan souligne que rayonnement de nos sociétés occidentales est le fruit de progrès dans la stratégie, l'architecture militaire, la construction navale et la précision des armes, avec pour moteurs la cupidité et le cynisme, bien plus que les Lumières. Les preuves du cynisme augmentent en nombre avec le temps et la précision des sources, mais il a toujours existé : le « doux commerce » de Montesquieu est une utopie des vainqueurs.

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