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Critique de colimasson


Un des premiers types qui a voulu analyser la psychologie de la foule c'est Gustave le Bon, avec sa « Psychologie des foules », ça date de 1895. le père Freud lui succède peu de temps après avec un essai qui date de 1921. Autant dire que s'ils voyaient ce que sont devenues les foules aujourd'hui, ça les ferait flipper : il y a plus de monde au domac le samedi midi qu'il n'y avait d'habitant dans une ville de province moyenne au siècle dernier. Ça reste quand même intéressant.


Déjà, ces études montrent qu'un changement s'opère dans les mentalités. Pour qu'on prenne conscience de l'existence de l'individu, pas mal de paradigmes avaient dû être renversés. le monothéisme, en instaurant une relation personnelle entre le fidèle et son dieu le père, n'avait pas peu oeuvré pour opérer la distinction radicale qui sera à la base de l'individualisme. Avant, on se posait pas trop de questions paraît-il, on vivait dans la communauté, enfin, ça, c'est ce qu'on raconte. Avec la publication de ces deux essais spéculateurs de la foule, on matérialise le passage du phénomène communauté > individu > foule (regroupement d'individus). Un siècle plus tard, on pourrait ajouter un 4e terme, celui de masse, c'est-à-dire regroupement de non-individus. Mais c'est une autre histoire.


Ce bouquin s'inscrit à la suite de Totem et tabou. Ici, Freud nous fait entrer dans la vie des institutions, notamment à travers ces deux figures périmées que sont l'Eglise et l'Armée. Il fonde une psychologie sociale en prenant en compte les comportements réels et la réalité fantasmatique et en trouvant le lien qui les unit. Celui-ci passe forcément par autrui. Nous assistons donc à une mise en question de l'opposition entre psychologie individuelle et sociale qui passe par deux interrogations centrales : quelle est la nature de la foule ? et quel est son pouvoir d'influence sur l'individu ? C'est à comprendre les mécanismes de l'identification qu'on sera conviés.


Y a nécessité d'aimer son chef. Pas comme vous en avez l'habitude, non, mais de cet amour plein de mana, fascinant, qui prend la place de l'idéal du Moi. le chef crée le groupe en utilisant l'hypnose. Faisant croire qu'il aime tous les membres d'un amour égal (EGALITE !), il devient l'objet commun du groupe, placé par chacun à la place de son idéal du moi et permettant ensuite l'identification des membres les uns aux autres. Les groupes constitueraient ainsi des formations homosexuelles n'acceptant pas un amour qui tient compte de la différence des sexes, de la confrontation et de la possibilité de rupture. le groupe a également besoin de se constituer un idéal commun qui servira de prétexte pour faire de grandes teufs populaires. C'est l'axiome de base de la communauté. Ainsi donc, la formation collective découle de l'illusion produite par l'hypnose et fonctionne comme une névrose commune, tendant à détourner chacun de la réalisation de ses buts sexuels directs. C'est triste, dit comme ça, mais ça peut éviter bien des situations plus dramatiques comme on en retrouve, maintenant que la collectivité ne nous donne plus rien à aimer.


« Celui-là même qui ne regrette pas la disparition des illusions religieuses dans le monde civilisé moderne conviendra que tant que ces illusions étaient assez fortes, elles constituaient pour ceux qui vivaient sous leur domination la meilleure protection contre les névroses. Il n'est de même pas difficile de reconnaître dans toutes les adhésions à des sectes ou communautés mystico-religieuses ou philosophico-mystiques l'expression d'une recherche de remède indirect contre toutes sortes de névroses. »


Alors, quand on nous dit que Dieu est mort et qu'on va enfin pouvoir s'en payer une bonne tranche de liberté dans la société civile laïque, faut se demander quand même de quel pain moisi on nous donne à bouffer à la place –car il est sûr que la communauté tiendrait pas longtemps et sainement en place si nous n'étions pas tirés par une illusion commune. Mais peut-être, effectivement parce qu'il n'y a rien à la place, allons-nous exploser bientôt pour le plus grand bonheur de l'univers.


Prenons une autre petite phrase anodine : « Dans la vie psychique de l'individu pris isolément, l'Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, objet, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi d'emblée et simultanément une psychologie sociale, en ce sens élargi, mais parfaitement justifié ».
Avec ça, Freud ruine les prétentions des caractérologues de foutre les individus dans des catégories. Il propose plutôt d'examiner les événements réels ou imaginaires qui ont développé le sujet dans son histoire personnelle. On se pose alors la question de savoir si un autre environnement aurait pu changer la conduite de l'individu. On peut concevoir la possibilité de maladies ou de types de comportements dérivés de l'état de la civilisation. Dis-moi de quelle maladie mentale tu souffres et je te dirai quelle société t'a façonné…


On voit donc que malgré le titre de cet essai, plutôt bon enfant, Freud nous a pondu là quelque chose de subversif pour son époque. Avec ça, il mine les rapports sociaux factices, il démystifie les idéologies et il rend au rapport sexuel sa charge dramatique originaire. Pour ce qui est des limites de l'ouvrage, on pourra évoquer la restriction de la définition de la foule aux grandes messes laïques, genre manifestations populaires, ce qui écarte du même coup le fonctionnement des foules de plus petites dimensions comme on les retrouve dans les entreprises par exemple. Freud ne parle pas trop non plus de la nécessité pour la foule de désigner un ennemi externe genre bouc-émissaire. En évoquant seulement le lien d'amour qui réunit les individus, Freud fait l'impasse sur la pulsion de mort qui sous-tend tragiquement le lien social. Sans doute avait-il envie de changer un peu de style littéraire après nous avoir causé du meurtre du père dans le Totem et tabou.


Lors de sa sortie, ce livre ne provoqua qu'un intérêt poli. On ne lui découvrit un réel intérêt qu'à partir des années 70 et de nombreux types intitulés psychosociologues trouvèrent à lui faire dire une quantité de choses affolantes sur notre époque et ses phénomènes incontrôlables. C'est'y pas bien la preuve que si on veut causer de foule, faut-il encore savoir lui donner le bon grain à l'heure où elle commence à avoir faim, et ne pas avoir l'outrecuidance de lui poser la gamelle alors que le précédent contenu stomacal n'est pas vidé ?
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