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Critique de Bologne


« Soudain, nous nous sommes tous mis à nous quitter les uns les autres »… Une épidémie de séparations, en ouverture de récit, semble nous guider vers un roman psychologie (l'air du temps…) ou fantastique (une malédiction inéluctable…). En fait, nous sommes un peu entre les deux, dans un récit mouvant, où se mêlent plusieurs thématiques : la crise du couple, les rapports entre un père et sa fille, la menace écologique, la mémoire du passé, l'entrée dans l'ère informatique… L'originalité de ce roman est d'avoir traité ce dernier, le plus important, dans le registre du fantastique et du mythique, conservant aux autres thèmes leur logique réaliste, avec le recul de l'humour qui laisse en permanence le lecteur dans l'indécision. En fait, les rapports entre le narrateur, traducteur professionnel, et son ordinateur, à la fois outil de travail et lieu d'ouverture sur le monde, sont presque du ressort de la psychologie de couple. Il décrit de la même manière ses rapports avec le monde réel et avec le monde virtuel. « J'investis dans a relation interactive haut débit au lieu d'intervenir dans le réseau associatif du quartier », reconnaît-il, mais les « bandes de jeunes en embuscade » renvoient à la fois à la réalité de son quartier et à celle de la jungle informatique. Quant à son ordinateur, il hésite entre la relation d'homme à objet (« Je m'en sers comme d'un grille-pain, réglé sur thermostat modéré, une fois pour toutes, question de diplomatie ») et la relation d'homme à homme (« Il m'observe, me devine »).
La découverte de « Google Earth » donne soudain une dimension mythique à ce qui aurait pu n'être qu'un récit plaisant. Découvrir le monde dans un minuscule appartement de la banlieue parisienne tient de l'expérience mystique : « l'ascension virtuelle m'élève impunément d'ici-bas, m'arrache loin de mon deux-pièces, de ma banlieue, de la mégapole et de l'hexagone. » La prodigieuse expansion spatiale, quoique virtuelle, a son correspondant dans le temps, lorsqu'apparaît dans l'ordinateur une image venue de son enfance, en Estonie, dans un passé douloureux qu'il a toujours voulu refouler. Dans la maison où il a grandi, une visite virtuelle met au jour des souvenirs enfouis. Que s'est-il passé ? Avons-nous basculé dans le fantastique ou, à force de trafiquer inconsciemment les programmes, a-t-il créé des liens insoupçonnés entre des banques d'images, des caméras focalisées sur les photos accrochées au mur, et des logiciels d'exploration virtuelle ? Ne nous posons pas la question : plongeons à sa suite dans cet univers où se mêlent souvenirs d'enfance et vécu actuel, images virtuelles et sursauts linguistiques de l'enfance estonienne. « Je saute sans parapluie ni parachute de sécurité dans les langues mortes de ma vie antérieure, mes langues rares ataviques irréductibles à toute autre, tellement plurivoques, baroques, qu'aucun moteur ne traduit leur lointain brumeux de paysages nordiques… » Ces passages où la romancière lâche la bride à son lyrisme sont les meilleurs du roman, car ils parviennent à concentrer tous les thèmes dans un style ample qui correspond à la personnalité du narrateur, traducteur, et donc attentif comme la romancière à la musique des mots, qui a grandi dans des langues rares à travers lesquelles il retrouve son propre passé.
Des rapports singuliers se tissent alors entre réalité et fiction. L'odeur de mazout qui envahit l'appartement vient-elle d'une fuite de chauffage ou de l'odeur bien identifiée de la maison familiale ? « Parfois, je me demande si je suis vivant. Si Alix est vivante, et Cathy, si le monde est vivant. » Car la maison d'enfance est un théâtre, « une énorme cachette gigogne » où, comme dans un jeu vidéo, il doit retrouver les indices qui lui permettront de reconstituer sa propre histoire. Les zones explorées par Google Earth, qui ne sont pas répertoriées par satellites, n'existent pas réellement, « ou pas encore », ou reconstituent un lieu antérieur à la naissance du narrateur… N'est-ce pas cela, l'innocence, ce rêve d'un pays qui échappe à Big Brother pour que nous puissions y projeter ce temps qui n'est ni passé, ni présent, ni futur, « durable autant qu'un instant ou qu'une éternité » — un paradis originel ?
Mais ce qui se passe dans la mémoire reconstituée est bel et bien réel, et la violence qui remonte à la surface envahit le monde autour de lui comme l'odeur de mazout. C'est à un crime virtuel, mais bien réel, que nous assistons à la fin du récit. Et il n'est plus question d'innocence.
Peut-être avons-nous un des premières tentatives, avec ce roman, d'utiliser l'informatique pour engendrer de nouveaux mystes et faire mentir le jeu de mots de Prévert : « Cybernétique — Cythère bernique ». On y voit renouveler de vieux mythes, correspondant à des aspirations ou des curiosités éternelles : savoir ce qui se passe chez le voisin comme si on soulevait le toit de sa maison, se traduisait au XVIIIe siècle par le mythe du diable boiteux, au XXe par Big Brother, au XXIe par Google Earth…
L'écriture soignée d'Anne-Marie Garat convient bien au personnage d'un traducteur attentif au travail de la langue, et à cete hésitation entre tradition et modernité. le vocabulaire couvre un large registre : on peut dans la même page rompre une « phase hypnagogique » en préparant un « caoua ». Anne-Marie Garat aime les mots précis, mais aussi les mots à peine désuets, qui se comprennent encore mais qui ne s'emploient plus que dans le langage soutenu (« stagner », « miasmes »…), les allitérations suggestives (« frisson de feuilles frileuses froissées », « agrégats de grains »), les substantivations d'adjectifs (« vastitude sombre des arbres »), les rimes intérieures (« Je suis encore cet enfant leste, subreptice, qui se faufile dans l'interstice »)… Mais elle a le tact d'arrêter au moment où on l'accuserait de préciosité ou de style artiste.
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