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Critique de Creisifiction


Le roi Tsongor est mort. Vraiment ? Ne serait-il plus juste de considérer qu'il est plutôt en train de mourir, qu'il « se meurt » (à l'image de son avatar tragicomique imaginé par Ionesco)? Oui, car l'âme du roi demeure jusqu'à nouvel ordre suspendue entre deux mondes, consignée dans les limbes, au bord de ce Styx qu'elle refuse pour l'instant de traverser, alors que son corps matériel, lui, conservé grâce aux baumes et onguents dont il a été oint, gît encore parmi les vivants dans les sous-sols de son palais royal de Massaba, en attente d'un hypothétique hypogée où il pourra un jour enfin reposer...
Le roi Tsongor semble pour l'instant refuser de céder à la dissolution de ses liens avec un monde qu'il aura pourtant abandonné volontairement. Qu'attend-il au juste pour quitter définitivement son existence terrestre?
Héros tragique par excellence, le spectre de Tsongor – à l'image de cet autre grand roi de tragédie errant dans la lande – est confronté à son ultime défaite face à un Destin qui, indifférent à ses suppliques, s'acharnera inexorablement sur lui et sur sa descendance. le père observera impuissant, depuis les portes de l'au-delà, la folie fratricide qui s'emparera de ses héritiers et qu'il avait en vain essayé d'éviter en se donnant lui-même la mort.

Fable et allégorie autour de l'acceptation de la défaite inhérente à toute entreprise humaine, prônant le renoncement aux instincts d'emprise, à l'orgueil et aux passions conquérantes comme étant le seul rempart possible contre le sentiment de fatalité tragique qui traverse toute l'histoire de l'humanité, Laurent Gaudé propose au lecteur une mimèsis convoquant dans ce récit épique et atemporel, des images puissantes, poétiques, archétypiques et immémoriales.

La narration est étayée ici par une langue déclinée toute en phrases courtes, sectionnées, mais qui donnent néanmoins un relief particulier aux mots. Mots la plupart du temps prononcés d'un ton grave ou d'un souffle suspendu par des personnages confrontés aux conséquences imparables de leurs choix et de leurs actes. Il s'en dégage ainsi par moments une telle vérité, une telle intensité dans la description des passions qui se sont emparées des êtres, des leurs gestes, ou bien une telle hauteur de vue, une telle noblesse dans des propos tenus face à la plus grande adversité, que nous sommes alors tout naturellement transportés vers les plus beaux sommets atteints autrefois par les auteurs classiques. Oui, il y a une sorte d'incantation et une beauté indiscutables dans cette langue fractionnée.

Avant de mourir, Tsongor enjoint Souma, son fils cadet, à renoncer aux fastes de la cour, à fuir les rumeurs de palais et les disputes de pouvoir. Il lui demande, au moment où il sera mort, de quitter Massaba pour partir ériger, à travers tout l'empire, six tombeaux majestueux et différents à la gloire de son père, l'un deux étant destiné à devenir, une fois sa mission accomplie et le choix de Souma arrêté, la dernière demeure, le mausolée où, enfin, la dépouille du roi Tsongor pourra élire son dernier domicile (...et je pense à l'instant, en l'écrivant, que Mausolée était aussi le nom d'un roi légendaire dont l'héritage s'est perpétué à travers les époques par son monument funéraire, considéré comme une des « Sept merveilles de l'Antiquité », et prolongé jusqu'à ce jour dans nos langues modernes par le mot « mausolée » devenu synonyme de «monument funéraire»).

Souma partira donc à la mort de Tsongor. Il s'en ira parcourir l'immense empire de son père accompagné d'une modeste mule et dans le plus grand dénuement. Vecteur de la dernière volonté de ce dernier, Souma devient au passage l'archétype même du renoncement, l'ultime espoir d'une transmission susceptible de briser cette funeste fatalité de la condition humaine. C'est par son entremise que les six merveilles de l'empire de Tsongor (on y retrouve d'ailleurs, entre autres, des décors de jardins suspendus, un phare...), ces six tombeaux à la mémoire du roi disparu seront bâtis. Puis un septième monument, déjà tout prêt et trouvé au hasard des pérégrinations menées par Souma, finira par être choisi comme tombeau royal (on y est pour les sept merveilles!)

Mais en fin de compte, qu'en est-il de la cause première de tout ce malheur qui s'est abattu sur le royaume après la disparition du roi ? Elémentaire, cher lecteur ! Cherchez la femme..! Emblématique de l'ainsi nommé «éternel féminin» qui depuis la nuit des temps s'est implanté avec force dans l'imaginaire et dans la mythologie patriarcales, le personnage de Samilia, fille unique du roi Tsongor, évoque ici la Femme par qui le malheur arrive... Samilia incarne le mystère féminin insondable provoquant la folie irrépressible des hommes et les violences dévastatrices de la guerre, comme Hélène à Troie. Samilia est certes, au départ et malgré elle, Hélène, mais pas que, car elle va se révéler en même temps être aussi celle par qui la loi cruelle et implacable des hommes sera subvertie, elle sera, telle Antigone envers ses frères Polynice et Etéocle lors du siège de Thèbes, celle qui saura s'élever au-dessus des passions meurtrières. Enfin, parce qu'elle sera restée fidèle à l'héritage de son père et aura assumé pleinement les conséquences de ses actes et de ses choix, elle connaîtra l'opprobre et l'exil. Samilia partira, « têtue » et « allant toujours tout droit », pour se transfigurer enfin en Athéna, emblème de l'amour filial, de la transmission du savoir et de la sagesse, image sublime pour laquelle Souma voudra aussi ériger un temple, afin qu'on puisse honorer sa soeur et qui, tel qu'on le décrit, évoque sans ambages cet autre temple, appelé Parthénon : «un édifice austère et somptueux qui sera le couronnement de ses travaux»

Laurent Gaudé n'hésite pas ainsi à emprunter aux oeuvres et à la culture classique occidentale les éléments majeurs servant de support à l'ordre symbolique de son récit (les mythes, les monuments, les rites et croyances – dont la pièce mise entre les dents du défunt, par exemple, jouant un rôle important dans le récit, et qui correspond en principe à l'obole donnée à Charon pour la traversée du Styx dans la mythologie grecque). Par un tour majeur d'illusionnisme et avec un talent de conteur hors-pair, l'auteur réussit à transplanter parfaitement ces éléments dans le décor d'une Afrique mythique, ancestrale, toute aussi légendaire à nos yeux que les civilisations antiques de la Méditerranée. Ce qui contribue sensiblement à mettre en valeur toute l'originalité de cette oeuvre, ainsi que le caractère universel que revêt son propos.
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