Il s'agit du quinzième tome que
Rick Geary consacre à exposer une affaire criminelle célèbre. Il est initialement paru en 2013. le tome précédent revenait sur l'affaire Hall-Mills. Ce tome-ci s'attache au meurtre d'un architecte newyorkais ayant eu lieu le 25 juin 1906. Comme les autres tomes de la série, il est écrit, dessiné et encré par
Rick Geary, et il est en noir & blanc.
Ce tome commence par une carte sommaire du centre de Manhattan permettant de situer les différents lieux liés aux personnes impliquées dans le drame. Ce récit se décompose en 6 parties.
Partie I - "La ville du siècle nouveau" - Dans une ville en plein essor, le cabinet d'architecte McKim, Mead et White est l'un des plus importants, il participe à la transformation de la ville.
Partie II - "Stanny" - Que faisaient les parents de Stanford White ? Quelle éducation a-t-il reçu ? Quelles ont été ses réalisations en tant qu'architecte ? Que savait-on de sa vie privée ? - Partie III - "Evelyn" - Qui était Evelyn
Nesbit ? Quelle était son origine sociale ? Comment a-t-elle rencontré Stanford White ? Partie IV - "Harry" - Qui était Harry Thaw, le meurtrier de Stanford ? Quels étaient ses liens avec Evelyn ?
Partie V - "The fatal night" - Dans quelles circonstances s'est déroulé l'assassinat de Stanford White, commis par Harry Thaw ? Partie VI - "Trials and tribulations" - Quelle fut la stratégie des avocats de la défense ? Qu'advint-il d'Harry Thaw et Evelyn
Nesbit par la suite ?
Rick Geary a de nouveau pioché dans les annales du crime pour exhumer un assassinat, ayant donné lieu à un procès qualifié à l'époque de "procès du siècle" (dès 1906 !). À partir de ce meurtre, ce qui intéresse Geary est de retracer comment les 3 principales personnes concernées ont pu en arriver là. Comme dans les précédents tomes, il fait preuve d'une capacité de synthèse impressionnante, ainsi que d'une grande faculté à s'en tenir aux faits. D'abord, le lecteur découvre Stanford White, bien aidé par ses parents pour commencer dans la vie, mais aussi une force de la nature, un bon vivant, un entrepreneur à l'américaine, et un coureur de jupons attiré par des femmes plutôt jeunes. Geary montre comment l'argent de White lui permet de devenir le protecteur de la jeune
Nesbit, de sa mère et de son frère, de les installer, de payer les études du frère. L'art de Geary est d'exposer les faits comme des évidences, de rendre normal ou tout du moins naturel le comportement de White qui se positionne comme protecteur, comme figure paternelle, pour ensuite abuser de la jeune
Nesbit (17 ans, c'est-à-dire mineure), alors qu'il en a 48.
Ensuite le lecteur découvre comment Evelyn
Nesbit est devenue un modèle dès l'âge de 14 ans pour des peintres et des photographes. Elle a posé pour Charles Dana Gibson (The Gibson girl and her America), et a joué dans des comédies musicales. Là encore la narration de Geary se présente comme un alignement de dessins d'apparence simple, venant juste illustrer les courtes phrases de texte. Il y a là comme une collection d'instantanés (comme s'il s'était agi de photographies prises sur le moment) qui montrent la surface des événements, c'est-à-dire une réalité incontestable. Geary compose la vie de ces individus en choisissant les faits significatifs. Il s'agit bien d'un choix car il est possible de trouver de nombreuses autres informations sur ces individus sur internet. La vie d'Evelyn
Nesbit apparaît à la fois comme une trajectoire individuelle unique, mais aussi comme le révélateur d'une société érigeant déjà la jeunesse (une adolescente mineure) comme modèle de beauté, et la beauté comme sésame permettant d'accéder à des sphères sociales plus élevées. Evelyn
Nesbit devient un objet de curiosité, un objet de convoitise, inconsciente de la nature sexuelle de cette convoitise. Elle tire le bénéfice immédiat de sa beauté et de sa grâce, mais elle n'existe aux yeux de la gente masculine que comme un objet à posséder. Il n'y a que le procureur qui la soumet à un interrogatoire pour s'intéresser à sa personnalité et ses motivations, sous-entendant une forme de calcul inconscient de la jeune femme.
Le cas d'Harry Thaw est encore différent puisqu'il s'agit d'un fils de bonne famille n'ayant pas besoin de travailler pour vivre. Là encore
Rick Geary montre comment le pouvoir de l'argent permet à Thaw de vivre selon sa fantaisie, et de ne pas avoir à s'inquiéter de ses écarts de comportement.
Ce qui déconcerte et déprime le plus à la découverte de ce récit, c'est à quel point rien n'a changé, qu'il s'agisse des passions humaines, des passe-droits, ou de la récupération médiatique. Il faut attendre le procès d'Harry Thaw pour que soit évoquée la loi coutumière (unwritten law) qui offrait l'acquittement à un mari ayant assassiné l'amant de sa femme s'il les avait surpris sur le fait, un élément de la société américaine inattendu.
Cette dernière partie permet de mieux apprécier tout le savoir faire de Geary dans la reconstitution de ces affaires criminelles. Il ne cherche pas à donner une leçon, à imposer sa vision comme étant LA vérité, ou à développer une thèse psychanalytique pour expliquer. Il laisse toute latitude au lecteur de réagir comme bon lui semble. En prenant un peu de recul, il est possible de constater que Geary insère de manière discrète les émotions des personnages sur leur visage, fournissant ainsi des repères émotionnels au lecteur. Il y a la figure angélique d'Evelyn lorsqu'elle pose, son sourire lorsqu'elle fait de la balançoire recouverte de velours rouge, le visage avenant de Stanford White, les visages inexpressifs des jurés, le regard habité d'Harry Thaw.
Tout au long de ces pages, le lecteur peut également apprécier la fidélité de la reconstitution historique.
Rick Geary apporte le même soin aux costumes, aux décors, à l'architecture (quelques représentations des constructions conçues par White) et aux intérieurs.
Au premier degré, "Madison Square tragedy" permet de découvrir un meurtre célèbre raconté de manière factuelle, avec une reconstitution historique de bonne qualité. À un deuxième niveau,
Rick Geary met en scène les turpides de l'âme humaine, les vies croisées d'individus soumis à un fort déterminisme social. Il met à nu quelques uns des mécanismes implicites du fonctionnement de la société de cette époque, toujours présents de nos jours.