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Critique de Alzie


Deux cavaliers qui vous sortent de la torpeur estivale. Cette lecture est un choc salutaire au milieu d'une saison trop sèche, comme le petit verre d'alcool avalé cul-sec qui vous secoue à la fin d'un repas trop lourd. Écrit entre 1938 et 1942, publié en feuilleton en 1942-1943, le livre ne fut publié en volume qu'en 1965. Dans la famille Jason les parents dont la vie est relatée en préambule ("Histoire des Jason") eurent trois fils qui ne furent bientôt plus que deux. "Celui du milieu" Marat, prénom qui honorait un aïeul guillotineur, fut tué à la guerre quatorze. Marceau l'aîné protecteur dit "Jason l'entier", rentré sain et sauf, et Ange le dernier, de dix-sept ans "son cadet" auréolé d'une toison lumineuse digne du patronyme, restèrent seuls avec la vieille Ariane leur mère à la mort du père. Puis Marceau épousa Valérie et eut cinq enfants. Ange trouva Esther. C'est leur histoire personnelle et familiale qui est racontée. Tendre, âpre et rude en même temps. Histoire d'une passion fraternelle et physique réciproque peu ordinaire dessinée dans l'inséparabilité de deux corps frères musculeux gâtés par la nature et de deux destins "héroïsés", soudés l'un à l'autre, dont les "Tendresses" du second chapitre portent déjà en germe l'issue d'un dénouement inéluctable.

Chacun sera le Dieu de l'autre. Même pendant le service armé du plus jeune ils resteront ensemble, libres de circuler, l'aîné ayant su faire prévaloir aux autorités militaires sa compétence et celle de son frère à pourvoir efficacement la remonte des bataillons de la caserne. Récit aux échos éternels d'une mythologie et d'une culture méditerranéenne dont Giono est le chantre. le culte du corps athlétique et de la lutte en toile de fond. Les Alpes provençales deviennent tout doucement et au fil des saisons le théâtre d'un glissement fatal rythmé par un enchaînement d'événements fortuits. Les femmes en présence, impuissantes, n'y changeront rien. D'un jeu où il se mesurait d'abord aux autres, puis de défis en défis (de moins en moins contrôlés) et sous le regard subjugué de "son cadet" qu'il a sauvé de l'étouffement du "Crou" (diphtérie) Marceau, séduit par la lutte en devient le champion toutes catégories ("Clef-des-Coeurs" ; "le Flamboyant"). Est-il emporté par le goût du combat brutal dont les plus obscurs ressorts semblent tapis sous les vertus d'une force physique employée jusque là à protéger "son cadet" ou par celui d'un désir fou de domination qu'il a transmis à son insu au petit frère rêvant d'être comme lui ?

Tout cela inscrit dans une poétique de l'espace et du temps à hauteur de chevauchées sur mules et mulets dont Giono ajuste les séquences à la manière d'un horloger qui sait faire sonner ses pendules quand il faut. C'est à dire à l'heure et, malheureusement pour Ange et Marceau, à celles des plus sombres tragédies antiques. Les Hautes-Collines "du dessus" et les forêts enchevêtrées familières aux frères Jason prêtent d'abord leur cadre, en prémisses, à l'apprentissage du cadet, puis ce sont les basses vallées d'ormes et de platanes où les deux maquignons chevronnés font ensuite enfler leur réputation par un "art" discutable du commerce ; encore plus loin la ville, danger, offre des visions de moissonneurs encanaillés, de foires aux relents de jalousies, mais la ville témoin de l'exploit public de Marceau, celui qui consacre sa force dans un corps à corps avec un cheval furieux ("Les courses de Lachau"). Huit chapitres d'une langue somptueuse, épicée, suggérant des mythes oubliés, d'un style incomparable, conçus comme les actes d'une tragédie oui, qu'illustrerait la longue et pénible attente des femmes dans un huis-clos menaçant, dialogue ininterrompu au cours d'un chapitre interminable entre peur et soulagement. Jusqu'à la purge dramatique émotionnelle finale énoncée par un choeur de villageois inconsolés. Dépaysant et splendide à la fois.

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