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Critique de Labyrinthiques


« Les nombres pre­miers ne sont divi­sibles que par 1 et par eux-mêmes. Ils occupent leur place dans la série infi­nie des nombres natu­rels, écra­sés comme les autres entre deux sem­blables, mais à un pas de dis­tance. Ce sont des nombres soup­çon­neux et soli­taires, rai­son pour laquelle Mat­tia les trou­vait mer­veilleux. Il lui arri­vait de se dire qu'ils figu­raient dans cette séquence par erreur, qu'ils y avaient été pié­gés telles des perles enfi­lées. Mais il son­geait aussi que ces nombres auraient peut-être pré­fé­rés être comme les autres, juste des nombres quel­conques, et qu'ils en étaient pas capables. […]

A un cours de pre­mière année, Mat­tia avait appris que cer­tains nombres pre­miers ont quelque chose de par­ti­cu­lier. Les mathé­ma­ti­ciens les appellent pre­miers jumeaux: ce sont des couples de nombres pre­miers voi­sins, ou plu­tôt presque voi­sins, car il y a tou­jours entre eux un nombre pair qui les empêche de se tou­cher vrai­ment. »

2 760 889 966 649 et 2 760 889 966 651, deux nombres pre­miers per­dus dans l'infinie immen­sité arith­mé­tique de la vie. Ces deux nombres jumeaux, ce sont ceux de Mat­tia et d'Alice.

“I'm not a num­ber, I am a free man” crie le numéro 6 dans The Pri­so­ner. Ce cri est celui de la révolte qui refuse la fac­to­ri­sa­tion de l'être, la réduc­tion onto­lo­gique à un simple iden­ti­fiant qui nie toute sa sin­gu­la­rité ou plu­tôt qui classe froi­de­ment cette frac­tion dans une chaîne infi­nie et ano­nyme d'autres iden­ti­fiants, broyant par là le concept même du mot in-dividu. A l'inverse, Mat­tia, aurait pré­féré être un numéro libre parmi d'autres, “être comme les autres, juste des nombres quel­conques” mais la vie en a décidé autre­ment car, pour cer­tains, le des­tin joue avec des dés et écrase leur indi­vi­dua­lité de ses nombres impla­cables.

Indi­vi­dus, tel est pour moi le thème cen­tral de la soli­tude des nombres pre­miers. Mat­tia et Alice (mais en arrière plan d'autres per­son­nages par­ti­cipent de cette thé­ma­tique) sont ces per­sonnes soli­taires et écor­chées, qui, tels des nombres pre­miers, ne se divisent que par eux-même ou par un. Il y est ques­tion des des­ti­nés qu'on ne choi­sit pas ou contre les­quelles on ne lutte pas, des outrages — ces divi­sions pri­mor­diales — qu'on subit et qui nous arrache, qui une jambe, qui une soeur jumelle… le cours de la vie, les choix que l'on fait soi-même ou à notre place, le des­tin, etc., les fait pas­ser d'individus sans his­toire à l'état de divi­dus, d'êtres alté­rés dans les deux sens du terme : Alice perd sa jambe en appre­nant le ski pour son père qui vou­lait faire d'elle une cham­pionne, Mat­tia aban­donne quelques ins­tants sa soeur jumelle en allant à un goû­ter d'anniversaire et sa vie bas­cule quand elle est por­tée dis­pa­rue. Ces dou­lou­reuses divi­sions les blessent, les font deve­nir autres et modi­fient pro­fon­dé­ment le lit du ruis­seau où cou­lait pai­si­ble­ment leur his­toire. Oui, mais qui, mais quoi ?

De ce trauma ini­tial découle une nou­velle concep­tion de son propre corps qui se doit de réper­cu­ter, de faire réson­ner en écho au-dehors, pour autrui, cette altération/altérité de l'être. Pour cela on doit faire perdre à ce corps — qu'on croi­rait mono­li­thique voire mono­cel­lu­laire — son unité, on orga­nise, on ordonne la divi­sion de son propre orga­nisme devenu un lourd amas de cel­lules trop nom­breuses. Alice choi­sit de son côté la sous­trac­tion en refu­sant à ses cel­lules la nour­ri­ture dont elles ont besoin : l'anorexie radi­cale et nau­séeuse à la limite de la sur­vie. Cette sous­trac­tion vise évidem­ment à se rendre “trans­pa­rente”, à s'effacer de sa propre vie… Mat­tia, lui, choi­sit la divi­sion : celle de ces cel­lules, il taille à même la peau, fait des opé­ra­tions — non mathé­ma­tiques, mais le choix de cette dis­ci­pline n'est peut-être pas for­tuite — sur la paume, les poi­gnets, les bras, il divise ses pha­langes en pro­cé­dant régu­liè­re­ment à des auto-mutilations. Ce n'est pas tant la dou­leur, tant la rage, tant la puni­tion que Mat­tia rejoue à chaque coups porté dans sa chair que sa propre divi­sion, celle par laquelle il pour­rait faire reve­nir sa soeur dis­pa­rue, son “hélice d'ADN, dont la jumelle était absente”, p.185.

Alors ? Ces deux divi­dus évidem­ment s'attirent et se révulsent alter­na­ti­ve­ment comme deux aimants aux pola­ri­tés chan­geantes… Ils cherchent l'un dans l'autre la com­plé­tude abso­lue, la com-préhension par­faite, la per-fusion vitale mais ils fuient égale­ment ce reflet mor­celé de leur être que l'image de l'autre ren­voie. Syl­vie à très judi­cieu­se­ment fait un rap­pro­che­ment avec le mythe de l'androgyne de Pla­ton, celui qui vou­drait que nos âmes féminin-masculin fussent à l'origine scin­dées et épar­pillées et que notre quête amou­reuse ten­drait à vou­loir recons­ti­tuer. Seule­ment à l'image de ces nombres pre­miers jumeaux, la ren­contre n'a jamais vrai­ment lieu, elle est tou­jours empê­chée par un nombre pair qui les sépare, qui les isolent dans une proxi­mité et une soli­tude incom­pres­sible. Alice ten­tera de trou­ver un remède à sa soli­tude dans le mariage, mais son refus absolu de la grande divi­sion, celle de la mater­nité fera échoué cette issue pos­sible. Mat­tia s'enfermera dans une autre soli­tude, celle des mathé­ma­tiques dans les­quelles il se dis­sout len­te­ment mal­gré les ten­ta­tives de diver­sions de son binôme scien­ti­fique, Alberto. Il ten­tera bien une expé­rience amou­reuse, pour paraître “nor­mal” mais sans grand suc­cès… Alice et Mat­tia se retrou­ve­ront encore une fois, essayant de ravi­ver autour d'eux des fan­tômes, tout pour­rait basculer…

Le roman, je trouve, s'interroge sur les che­mins que prennent la vie, les renon­ce­ments tacites, les indif­fé­rences simu­lées, celles qui vexent, les frus­tra­tions répé­tées, la mal­adresse de l'être qui ne sait, dans le fond, com­ment se posi­tion­ner dans le temps et l'espace, sur toutes ces choses qui nous agitent comme les méca­nismes d'une machine que nous ne maî­tri­sons pas, et dont le temps, tel un puis­sant res­sort, fait sans cesse avan­cer la marche.

J'ai trouvé ce texte glo­ba­le­ment bien écrit, d'autant qu'il s'agit d'un pre­mier roman. J'aurais aimé une écri­ture moins froide et moins chi­rur­gi­cale, un style plus tra­vaillé, plus “lit­té­raire” (mais j'ai conscience aussi d'avoir lu une tra­duc­tion), quelque chose qui, dans la forme, concourt à mar­quer plus sin­gu­liè­re­ment de son empreinte cette dis­so­lu­tion de l'être, cette soli­tude pre­mière de l'individu. J'ai, pour ma part, le sen­ti­ment que Gior­dano n'a pas déroulé son fil mathé­ma­tique jusqu'au bout, qu'il aurait pu davan­tage creu­ser cet angle, dérou­ler cette approche phi­lo­so­phique des êtres de manière encore plus précise.

On peut repro­cher (comme je l'ai lu par ailleurs) un pen­chant cari­ca­tu­ral, ou tout du moins une manière mal­adroite de pré­sen­ter cette jeu­nesse ban­cale, mais je pense que c'est la radi­ca­lité de ces soli­tudes qui a entraîné l'auteur à pous­ser loin ses per­son­nages dans des retran­che­ments ultimes.

Mal­gré ces quelques réserves, La soli­tude des nombres pre­miers est un roman réussi qui aborde som­bre­ment des thèmes et des pro­blèmes de notre société contem­po­raine qui ont tou­ché le public…
Lien : http://www.labyrinthiques.ne..
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