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Critique de Creisifiction


Drôle de déroulé de lecture que celui de ces Âmes Mortes, réalisée en deux temps, servie par deux supports différents (papier et liseuse), et surtout m'ayant obligé à faire «le grand écart» entre deux des quatre traductions françaises du roman disponibles à ce jour : la plus ancienne, celle d'Ernest Charrière, datant de 1859, et la dernière en date, signée Anne Coldefy-Faucard. (Sans aucune hésitation, je recommanderais au passage, très vivement, la lecture (ou la relecture) du roman dans la traduction remarquable de Mme Coldefy-Faucard, parue en 2005 dans une très belle édition du «Cherche Midi» reprenant les magnifiques illustrations que Chagall avait consacrées au roman en 1925.)

De son vivant, Gogol ne réussira à voir publiée que la première partie de son oeuvre maîtresse, envisagée par l'auteur comme l'aboutissement de son génie littéraire.

Au fur et à mesure de ses longues années d'errements et d'exil volontaire - à la fois extérieur, hors de son pays, en Allemagne et en Italie, mais aussi à l'intérieur de lui-même, par une forme d'exaltation religieuse de plus en plus envahissante - Gogol finirait par vouloir conférer à son roman un caractère grandiose d'épopée homérique dédiée à « l'homme russe » et à «l'âme russe», en trois parties, inspirées de la composition de la Divine Comédie (Enfer-Purgatoire-Paradis).

Alors même que, dans le but surtout de pouvoir contourner la censure très stricte exercée par Pétersbourg, l'auteur avait voulu sous-titrer «Poème» le premier volume publié, essayant à ce moment-là de faire passer pour une allégorie fictive la critique féroce de la société russe et de l'asservissement de la grande majorité du peuple russe que ce dernier comportait, Les Âmes Mortes ressemblant donc, au départ, davantage une farce picaresque calquée sur la réalité du pays, le roman serait néanmoins inlassablement retravaillé et redimensionné par Gogol pour s'achever (« s'inachever » plutôt..!) transformé en un projet mirifique de rhapsodie célébrant un «homme russe» réhabilité et amélioré...

La première partie, l'unique que l'on peut considérer comme ayant été véritablement validée à un moment donné par Gogol, «achevée» indiscutablement par l'auteur, de son âme vivante (en tout cas la moins inachevée possible : roman terminé...roman interminable!!), sera de mon côté, dans l'après-coup de cette lecture quelque peu aventureuse pour moi, la seule que je prends en compte pour décerner ici mes modestes cinq étoiles.
La seule à mon avis où l'on retrouve un Gogol toujours en pleine possession de son talent immense de conteur, maître absolu d'une narration fluide, très agréable à lire, d'un style et d'une technique perlés qui feront date et grâce auxquels le récit se maintient dans un équilibre subtil, dosé parfaitement entre immersion et distanciation critique, le lecteur et son jugement étant régulièrement sollicités et mis à contribution lors des nombreuses et délicieuses digressions qui ponctuent le roman; où l'on retrouve le portraitiste hors pair, ébauchant en quelques touches aussi synthétiques qu'enjouées, des personnages qui s'animent immédiatement devant nos yeux du lecteur, sans jamais déposséder ces derniers de leur caractère humain (personnages qui ne nous sont d'ailleurs la plupart du temps ni complètement sympathiques, ni tout à fait antipathiques ) ou les réduire à de simples caricatures des multiples travers de «l'âme russe » dont l'ouvrage rend un condensé anthologique et à ce jour inégalé; un Gogol dont le goût pour l'ironie, le comique et l'incongru reste intact et n'enlève rien à la pertinence subjacente au propos ou à la finesse de l'analyse critique de la société de son temps.

Et tant pis si à la fin de cette première partie, on quitte notre anti-héros, le retors et roué (mais pas tant que ça finalement !), et très attachant aussi, Tchitchikof, escroc par nécessité de s'élever socialement, chevalier cependant dans son âme, au milieu de la route, avançant sans destination précise dans sa britchka brinquebalante à travers une Russie elle aussi en déshérence, peuplée de fonctionnaires véreux, de nobles désoeuvrés et petits hobereaux exploitant jusqu'à la corde une masse anonyme de serfs - une société de castes féodale, injuste et arriérée, imbue malgré tout de la légitimité de ses valeurs traditionnelles, brandies fièrement face à l'imminence d'un danger qu'elle impute essentiellement à la concupiscence d'une Europe aux portes de l'Empire (le souvenir de Napoléon est encore tout frais dans les esprits !).

Car la lecture de la deuxième partie, pour laquelle je devrais faire appel à la traduction d'Ernest Charrière (celle d'Anne Coldefy-Faucard s'étant prudemment limitée à la première partie) serait en comparaison une immense déception : un collage de chapitres peinant à faire corps, ne serait-ce que du point de vue du style, un récit en perdition, par moments très maladroit, expéditif et, nonobstant le rafistolage décomplexé et les greffes sauvages appliquées par les bons soins de notre Monsieur Charrière, abscons quelquefois et incohérent.

Mis à part l'intérêt que je reconnaitrais volontiers à ces fragments et chapitres inachevés en termes d'étude et d'analyse critique de l'oeuvre de Gogol, je dois avouer que j'ai vu mon intérêt personnel et mon plaisir de lecteur se corroder sensiblement au fur et à mesure, jusqu'à pratiquement disparaître vers la fin de cette deuxième partie. Mis à part, enfin, le fait que l'on retrouve à quelques passages, momentanément, le Gogol de la première partie, la plume perd souvent et très sensiblement son acuité, la précision du trait et sa luminosité, envahie de plus en plus par une sorte de grisaille morale et édifiante, se terminant (en tout cas dans l'édition plus ou moins trafiquée que j'ai lu) par un enchaînement invraisemblable de B.A. et un simulacre de happy-end franchement imbuvable!

L'ambition obsédante de créer une oeuvre totale, révélant symboliquement à l'homme russe l'enfer auquel le conduirait inévitablement les bassesses d'une âme pervertie, ainsi que les épreuves à traverser afin de s'élever, moralement et spirituellement, individuellement et collectivement, pour conforter la grande Russie dans la place importante qu'elle devrait jouer dans le concert moderne des grandes nations du monde, aurait-elle condamné un Gogol désormais en perte de vitesse, devenu mystique, emphatique et tourmenté, à être lui-même rattrapé par quelques-uns des principaux travers de l'âme russe dont son oeuvre n'avait pourtant cessé de vouloir prendre de la distance par le passé ?
Condamné dorénavant à écrire et à réécrire, à perte, différentes versions de son «chef-d'oeuvre», y compris des passages entiers de la première partie publiée (qui ne seront d'ailleurs pas tous forcément insérés dans les éditions et/ou traductions en langue étrangère postérieures ), avant de terminer, à deux reprises au cours des dix dernières années de sa vie, la deuxième juste avant de décéder prématurément, épuisé physiquement et moralement, à l'âge de 42 ans, par brûler pratiquement la totalité de ses cahiers et notes personnelles consacrées à son projet mirifique.!!

Ô Russie, tes fils seraient tous condamnés à être «des locataires d'une maison en feu» ?

Après sa mort, des notes et de fragments ayant miraculeusement échappé au dernier autodafé perpétré par Gogol seraient retrouvés, mis côte à côte, des chapitres et paragraphes, la plupart du temps incomplets, fragmentaires, assemblés.
Il semblerait d'ailleurs qu'un nombre important de manuscrits auraient circulé à l'époque parmi le public, quelquefois raccommodés afin d'être publiés par des revues. L'on peut alors légitimement s'interroger si, de ce fait, quelques rajouts et autres raccords entre chapitres n'auraient échappé à la vigilance du réputé pourtant scrupuleux premier éditeur russe ayant réuni en un seul texte «complet» les deux parties du roman, M. Trouchkovski. D'autre part, en 1857, un autre auteur, Vastchenko Zakhartchenko, publierait un livre intitulé “Continuation et Conclusion des Âmes Mortes”, apportant une pierre supplémentaire à l'édifice factice qu'on avait commencé à élever à l'oeuvre, tout à fait à rebours, hélas, des dernières volontés de Gogol...

Et puis, il y a aura, bien sûr, les versions en langue étrangère qui s'en suivraient assez rapidement, à une époque où le principe de la plus grande fidélité possible au texte original était encore loin de constituer une règle sacrée en matière de traduction, ce qui donna probablement l'occasion à toute une série d'éventuelles retouches plus ou moins importantes aux fragments originaux assemblés pour la deuxième partie du roman, à l'instar de notre désinvolte Ernest Charrière, qui ne se gêne aucunement, dans l'une de ses nombreuses et éclairantes notes de bas de page à sa traduction française de 1859 (note 140) de reconnaître, par exemple, qu'un fragment étant fort abrégé, «le caractère et les sentiments de Mouzarof [un des personnages clés de la deuxième partie] nous ont paru mériter ici quelques développements»(!!!).

Si tout ce que je viens d'évoquer est certes aussi sujet à caution, issu en grande partie de ma curiosité dilettante éveillée par une expérience particulière de lecteur, en définitive je ne peux que sourire à l'idée d'avoir en quelque sorte vécu, mutatis mutandis, une expérience de lecture en miroir avec l'histoire accidentée et confuse d'un des plus grands classiques intemporels de la littérature russe !

Lecture que je finirais, d'ailleurs, ironie des choses, en me disant, alors que j'éteignais dépité ma liseuse : «Voilà, tu as réussi à faire comme Tchitchikof. Pour seulement 1,99 €, tu as acheté à Kobo(vitch) l'âme morte de Gogol

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