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Critique de oblo


Les hommes, paraît-il, sont tous les mêmes. Sans doute ne serons-nous pas, sur ce sujet, contredits par les hôtesses de la maison Felitsata, maison close attitrée de la bourgade imaginaire d'Okourov. Là se retrouvent gens du bourg et du faubourg, dans les draps et les charmes de ces dames, cependant qu'au dehors de ces murs, une vive opposition sociale les désunit. Okourov, obscure ville de la province russe, est donc le cadre imaginaire de ce court roman de Maxim Gorki. Aussi loin de la Saint-Pétersbourg encore impériale que du conflit qui verra la victoire militaire du Japon sur la Russie, Okourov ressent comme un imperceptible écho les soubresauts d'un monde qui s'apprête à basculer. Vus à travers une galerie de personnages qui caractérisent, pour Maxim Gorki, la Russie profonde, et en ce sens, véritable, ces prémices qui annoncent les événements révolutionnaires d'octobre 1917 ont la saveur lointaine des événements tels que peuvent les ressentir les marges : point de déflagration violente ni de bouleversement radical, mais un aiguillon à peine sensible qui pourtant excite ceux qui y goûtent.

Okourov, ainsi que le décrit Gorki, est un petit bourg de province. Une rivière sépare le bourg proprement dit, ses artisans et ses institutions, du faubourg où vivotent de fort diverses façons de pauvres gens qu'unissent un même mépris des bourgeois et une même incapacité à s'en sortir. Seul demeure comme point de rencontre de ces destinées si différentes la maison close de Felitsata, dans lequel trois jeunes femmes offrent leurs grâces tarifées à qui les désire. Passé l'imposant gardien Tchekhyev, dont la force physique n'a d'égale que sa soumission morale à sa patronne, on rencontre alors Vavilo Bourmistrov, une brute du faubourg ou encore Sima Devouchkine, jeune et fragile poète aux vers aussi niais que touchants, qui traînent là leurs guêtres et leurs mauvaises réputations au milieu des plus nobles éminences d'Okourov. Hors de ce lieu de perdition morale mais de retrouvailles sociales, gens du bourg et du faubourg s'évitent soigneusement, se toisent, se méprisent. Y revenant à plusieurs reprises, Maxim Gorki, dont on connaît l'engagement politique fort, qui lui valut exil au temps de l'empire et élévation sociale à celui de la révolution bolchevique, semble là décrire tous les bourgs, toutes les provinces russes. Là est l'âme de cette nation, dit-il, dans ce cloisonnement social très marqué : noblesse, hautes autorités administratives, fonctionnaires, commerçants, artisans et, enfin, gens de rien. Roman essentiellement masculin, le bourg d'Okourov n'offre aux femmes que les places de putains, mère marquerelle ou vieille domestique, dont la puissance est secrète, et tient dans les soins - fort divers, il est vrai - qu'elles procurent aux hommes.

En marge de ces inimitiés et de ce petit monde provincial, Gorki introduit un personnage, Tiounov, dont l'aspect (il est borgne) rebute d'abord, mais dont l'attitude attire à lui les sympathies des femmes du faubourg, et les curiosités des hommes. Il faut dire que l'homme est mystérieux. Originaire du village, il a, sait-on assurément, voyagé en Russie ; s'étant ouvert aux idées nouvelles du socialisme, il a connu les prisons impériales. de ses voyages, il est revenu plein de convictions qu'il ne révèle qu'avec discrétion à quelques initiés, à l'écart des foules et des maisons. Tiounov, cependant, ne sera pas de ceux qui, lorsque les agitations politiques et sociales de l'automne 1905 parviendront à Okourov, prendra la parole et voudra galvaniser les foules. A l'inverse, c'est Vavilo qui monte sur l'estrade pour haranguer le peuple d'Okourov et se croire, l'instant d'une soirée de revendications - lesquelles agitent et affolent les autorités politiques et économiques de la ville -, l'homme fort, le meneur qu'il s'est toujours cru être.

Pourtant, et à rebours de ce que l'on pourrait penser d'un auteur comme Maxim Gorki, le bourg d'Okourov est moins un roman politique qu'un roman social, et même qu'une de ces peintures de l'âme humaine, dans la grande tradition de la littérature russe. Loin d'afficher une tendresse appuyée pour ses personnages populaires du faubourg, Gorki montre en chacun d'eux les tourments d'hommes ordinaires, confrontés à l'amour, à la solitude, à la mélancolie des temps perdus. de Vavilo qui rumine son infériorité physique éprouvée face au gardien Tchekhyev et sa jalousie de voir son aimée réduite à partager la couche de trop nombreux hommes à Sima, qui compose des vers religieux à la fois innocents et vrais, et qui obtient les faveurs de Lodka (aimée de Vavilo), Gorki promène sa plume parmi le bon peuple russe, qui parfois se montre désespérant. Vavilo en est alors l'archétype, dont la force parfois brutale peut conduire aux pires extrémités, volontiers fort en gueule, amoureux transi et excessif, et qui porte sans rien dire le poids de ses immenses responsabilités. Quant aux bourgeois, Gorki les évoque à peine, pointe simplement leurs origines allemandes, les montre ridiculement faibles lorsqu'ils sont au paradis de Felitsata, et terriblement durs lorsque leurs intérêts sont menacés ou que leur quotidien est irraisonnablement troublé. Peintre sans concession de ce peuple qu'il regarde, au moment de l'écriture du roman, depuis les rives de son exil italien, Gorki nous dit que les grands évènements historiques n'ont parfois l'importance que celle que leur accordent les historiens, et que leurs effets sur les peuples peuvent être bien pauvres. Okourov bouillonne gentiment, s'excite vite, et redevient placide. L'important, pour ces gens-là, est ailleurs.
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