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Critique de Eric75


Avec ce 17e album, concocté par le duo Goscinny et Uderzo et sorti en 1971, on observe un retour aux fondamentaux de la série, à savoir la colonisation romaine et la volonté de Jules César d'achever sa Guerre des Gaules. Jules ne souhaite pas s'accommoder d'un statut quo de bon voisinage, il envisage sérieusement de terminer le job pour occuper le territoire dans sa totalité, et cette fois, par Toutatis, les Romains ont bien failli y parvenir !

Ce thème a déjà fait ses preuves, notamment dans le Combat des chefs et dans la Zizanie, et on le retrouvera plus tard dans Obélix et Compagnie et dans l'Iris blanc. Cette fois, c'est l'architecte Anglaigus qui est à la manoeuvre, sous la responsabilité directe de Jules César. Anglaigus est chargé de bâtir un complexe résidentiel, en réalité la première étape d'une ville nouvelle appelée « le Domaine des dieux » (ce choix s'est imposé après la proposition « Rome II »), qui prendra la place de la forêt entourant le petit village que nous connaissons bien. L'idée est bien sûr de civiliser et de romaniser les Gaulois à la faveur de la proximité d'un lieu de vie présenté comme le summum de la modernité et du confort.

Très rapidement, deux nouveaux sujets « sérieux » émergent de ce point de départ : la bétonisation à tout va et donc l'écologie puis les conflits sociaux dans le monde du travail, et donc les rapports de force dans la lutte des classes invariablement inégale, avec dans ce contexte une réflexion sur le désir de liberté (ou le libre arbitre) de la classe soumise et l'affranchissement de l'esclavage. Avec Goscinny, les sujets de société remontent toujours rapidement à la surface, nourris de comique de situation, de gags désopilants et d'anachronismes les plus cocasses.

La dimension écologique de l'album est manifeste, voire avant-gardiste, car pensée au tout début des années 70. Cette année-là, les Amis de la Terre faisaient encore figure de doux rêveurs et il allait falloir attendre 1974 pour qu'un candidat écologique, René Dumont, se présente aux élections présidentielles. Les Gaulois, plus proche de la nature que les Romains, sont rarement montrés comme les agriculteurs qu'ils ont été comme l'histoire l'atteste (et malgré les champs cultivés qui apparaissent parfois sur les vues éloignées du village, ici page 4), mais plutôt comme les derniers représentants d'une civilisation de chasseurs-cueilleurs (sangliers, champignons… sont évoqués dans la chanson d'Assurancetourix page 40) ; la forêt constitue alors leur principale source de subsistance. Idéfix, chien écologique par excellence, est viscéralement contre la destruction des arbres, dès lors Obélix, toujours présent pour soutenir Idéfix, se range du côté des défenseurs des arbres et donc de la nature.

Le combat à mener contre les Romains sera donc écologique, et il va se dérouler en quatre manches : 1) empêcher les romains de créer une clairière et de construire le bâtiment ; 2) préserver les spécificités de la civilisation gauloise, sans se laisser contaminer par la civilisation romaine ; 3) empêcher le bâtiment une fois construit d'être habitable ; 4) chasser les légionnaires romains qui ont remplacé les civils et détruire définitivement le bâtiment, afin que la forêt puisse reprendre ses droits.

Les Gaulois perdent la première manche. Après avoir, plusieurs nuits de suite, replanté ou fait repousser avec succès les arbres arrachés, en utilisant la force d'Obélix (page 12) et la magie du druide Panoramix (page 15), les Gaulois sont dans l'impasse. Face à la ténacité inhabituelle des Romains qui malgré leur manque d'efficacité continuent leur oeuvre destructrice, les Gaulois sont forcés de reconnaître que leur tactique tourne en rond au détriment des esclaves employés (page 18), et surtout, qu'elle s'oppose aux attentes de ces esclaves qui souhaitent pouvoir continuer de travailler dans la perspective de redevenir libres (page 25). Panoramix et Astérix font machine arrière et revoient leur stratégie en autorisant et en favorisant la poursuite des travaux par la distribution de potion magique aux esclaves (page 25).

Les Gaulois perdent également la seconde manche. le bâtiment une fois construit peut accueillir ses premiers occupants, tirés au sort lors d'un gala organisé par César au cirque Maxime (page 27). Les esclaves sont affranchis (parmi eux les pirates de la série) et les occupants romains parviennent assez rapidement à semer une sorte de « zizanie » mettant à mal l'unité et l'harmonie du village, montrant ainsi l'efficacité du plan échafaudé par César. Les romains font du tourisme dans le village dont le modèle économique va rapidement se transformer : les Gaulois créent une dépendance à la civilisation romaine en ouvrant des commerces pour s'enrichir : poissonneries, antiquités (page 33). Une partie du village adopte les avantages matériels de la civilisation romaine (« c'est très bien qu'ils soient ici ! Ils vont nous aider à sortir de la barbarie ! », explique la femme d'Agecanonix, fière de montrer ses nouveaux vêtements : « avouez que c'est plus élégant que nos hardes habituelles ! », page 35). La romanisation est en marche et elle est sur le point de gagner.

Il est temps de réfléchir à une stratégie gagnante pour la troisième manche qui sera cette fois remportée par les Gaulois. Elle s'appuie sur la mise à l'épreuve des locataires du Domaine des dieux, avec l'utilisation du chant « hors norme » d'Assurancetourix, venu habiter le Domaine pour répéter (page 39). Face à cette nuisance insoutenable, les locataires en colère quittent pour toujours le Domaine. La voix d'Assurancetourix utilisée comme arme ultime avait déjà fait ses preuves dans d'autres albums (Astérix et les Normands, notamment) et elle lui a valu à chaque fois le droit de participer – mais sans chanter – au banquet final. Les Gaulois savent parfois faire preuve de reconnaissance envers leur atypique barde !

La quatrième et dernière manche va consister à faire partir par la force les légionnaires romains qui ont remplacé les locataires civils en fuite, ce qui est tout à fait dans les cordes de nos Gaulois gavés de potion qui ont ainsi l'occasion de donner une bonne leçon aux Romains. Anglaigus abandonne la partie et retourne à Rome. le plan de César a échoué, le domaine est rasé et la forêt ne tarde pas à repousser grâce à la magie de Panoramix.

Goscinny oppose donc civilisation (progrès) et écologie (« place à la civilisation ! nous allons commencer à déboiser ! » annonce Anglaigus page 9). L'écologie est défendue par les Gaulois, présentés comme des barbares, restés au stade des chasseurs-cueilleurs, alors que la civilisation est symbolisée par l'Empire romain, la Pax Romana et l'extension inéluctable des zones urbaines promesse de confort et de modernité. de ce débat sous-jacent émergent des problématiques encore très actuelles. Non seulement l'album n'a pas pris une seule ride depuis sa parution, mais on ne peut qu'être sidéré devant la justesse des intuitions prophétiques de Goscinny, qui décrit pour ainsi dire dès 1971 le combat pour un territoire qu'on appellera plus tard une ZAD (zone à défendre, vocabulaire apparu au début des années 2010, avec l'opposition de citoyens au projet de construction de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes).

Par ailleurs, la construction de villes nouvelles avec centres commerciaux intégrés s'inscrit parfaitement dans le contexte de l'urbanisation des années 70, avec le développement de Parly 2, premier complexe du genre. L'appellation Parly provient de la combinaison du nom de Paris et de celui de la forêt de Marly. A l'origine, avait été proposé le nom de Paris 2, rejeté par des élus parisiens. Cette anecdote éclaire l'explication de Jules César sur le Domaine des Dieux, page 6 (« Anglaigus voulait le nommer Rome II mais il y a une seule Rome… »)

Pas d'Astérix sans caricatures, dans cet album, c'est l'inoubliable Guy Lux qui prête ses traits, ses tics de langage et son nom à Guilus, l'ordonnateur des jeux romains qui tire au sort les gagnants de la tombola (page 30).

Certaines répliques de cet album sont devenues culte : « Je vais vous faire quelques petits commentaires… » annonce César page 5, en formulant un jeu de mots très souvent décliné dans les albums de la série : le Bouclier arverne, Aux jeux olympiques, la Galère d'Obélix. « Tu aurais pu faire ça d'une façon plus auguste mais c'est ça ! » répond Panoramix à Astérix lançant un gland dans un trou, évoquant le geste auguste du semeur de Victor Hugo (page 15). « Il n'y a pas beaucoup d'avenir dans l'esclavage ! » se plaint Duplicatha (page 19). On trouve également dans cet album l'exceptionnel : « Eh oui… Il ne faut jamais parler sèchement à un Numide » (page 20). Ou encore : « Oui, c'est un problème cornélien, entre autres... » dit Panoramix en réfléchissant aux désagréments causés aux corneilles par la destruction de la forêt (page 25). « …Nous aurons non seulement veni et vidi, mais nous aurons vraiment vici, en plus ! » annonce triomphalement Jules César (page 27), reproduisant une réplique maintes fois vue dans les albums d'Astérix et qui restera célèbre.

Lors du banquet final (page 47), auquel le barde Assurancetourix participe pour services rendus, on aperçoit les animaux chassés de la forêt, les sangliers et les corneilles, qui sont revenus. Un socle de colonne en ruine envahi par la végétation symbolise le dernier vestige du Domaine des dieux. le dernier échange entre Astérix et Panoramix donne cependant un goût amer à la victoire, démontrant une fois pour toute la subtilité de Goscinny : « – Panoramix, notre druide, crois-tu vraiment que nous pourrons toujours arrêter le cours des choses comme nous venons de le faire ? – Bien sûr que non, Astérix… » Je vous laisse réfléchir à la portée de cette dernière réflexion, à la fois philosophique, politique, existentielle… en un mot s'aventurant dans le domaine des dieux !
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