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Critique de Fabinou7


« Esthétique de la langue française » ou la vie secrète des mots…

On a récemment eu l'immense plaisir de découvrir la vie secrète des arbres, pour Rémy de Gourmont, co-fondateur du Mercure de France, la comparaison fait sens : « j'ai vu naître un mot ; c'est voir naître une fleur. »

Lorsqu'on aime la littérature, immanquablement nous avons le goût d'en connaître les ressorts, de passer « behind the scenes », d'aller observer le fleuve souterrain des mots et des vers qui irrigue les plus belles proses.

L'ouvrage, paru en 1899, propose une analyse des structures, notamment les vers libres qui font un pied de nez aux rimes, et les formules toutes faites, les clichés et pastiches littéraires à l'image de ces « poètes français inférieurs » qui depuis cinq siècles « chantent, avec les mêmes phrases nulles, le printemps virgilien. »

Les pédagogues apprécieront aussi la dérision autour de l'art de la citation, la « moisissure des styles rances et l'argument des raisonnements illogiques », on peut l'insérer « partout où il y a un trou ».

« Penser par clichés est quelquefois développé à un degré prodigieux et sans doute pathologique. » Par exemple, les mots tous cuits de la politicaillerie tels que « la sphère d'influence-la sphère diplomatique-les sphères politiques-une sphère plus étendue-la-sphère intellectuelle » ou bien « le spectre clérical-le spectre de 93- le spectre du passé- l'hydre des révolutions-l'hydre de l'anarchie » ou encore « le principe sur lequel tout roule-le principe solidement assis-le principe posé trop légèrement-le principe inflexible », ça ne vous rappelle rien ?

Plus encore, les clichés du « patriotisme professionnel » sont efficacement raillés par l'auteur qui trouve difficile de les analyser dans une étude où l'on ne veut « ni indigner ni faire rire » : « depuis nos malheurs, » phrase doucereuse où on assimile la France à une vieille dame à cabas qui a connu de meilleurs jours ».

L'auteur fustige, dans un style savoureux, drôle et provocant, la perte de pureté de la langue française. Il s'intéresse à l'étymologie, aux constructions grammaticales et se pose en esthète du langage.

Pour l'écrivain, « il y a dans la langue française et dans toutes les langues novolatines, trois sortes de mots : les mots de formation populaire, les mots de formation savante, les mots étrangers importés brutalement. »

Après s'être livré à un plaidoyer en faveur de la pureté de la construction de la langue française « populaire » par opposition à l'adoption de mots venus de l'extérieur, notamment ceux importés du grec ancien, « d'une laideur intolérable » et « la honte de notre langue si l'usure ou l'instinct populaire ne parviennent pas à les franciser », l'auteur en conclut qu'une langue est toujours juste quand elle est pure, quand elle suit ses logiques propres, et façonne les mots par ses logiques internes, ainsi « tout mot grec aurait pu devenir français si l'on avait laissé au peuple le soin de l'amollir et de le vaincre. »

A l'inverse, les scientifiques, journalistes, académiciens et grammairiens qui tentent de se différencier du peuple et ainsi imposer comme logique des mots d'importation, Rémy de Gourmont les a en horreur et nous rappelle que « dans l'histoire du français il faut tenir compte du pédantisme ».
Ainsi à tricycle l'ouvrier répond bécane, à binocle, « l'heureux ignorant » répond d'instinct lorgnon, à taxidermiste on répond empailleur et l'auteur de prédire « les palefreniers sont devenus très probablement des hippobosques et enfin, ceci est plus certain, la colle faite avec la peau du cheval a pris le nom magnifique d'hippocolle. ce mot n'est-il pas un peu trop gai pour sa signification ? »

« Qui a besoin de smoking-room pour un parler qui possède fumoir ? ». L'auteur se montre particulièrement inquiet de l'invasion des mots anglais dans la langue française. Non seulement la « langue industrielle et commerciale » comme c'est toujours le cas aujourd'hui mais bien la langue commune par le biais notamment du pédantisme des journalistes. Pour lui, « des vocabulaires entiers sont gâtés par l'anglais » et de conclure, un peu alarmiste : « le peuple qui apprend les langues étrangères, les peuples étrangers n'apprennent plus sa langue ».

L'intérêt majeur de cet ouvrage réside dans la généalogie des mots. Nous pouvons remonter les constructions grammaticales dans le temps et en comprenant l'origine des mots, on en perçoit la dynamique, le mouvement perpétuel, les influences des noms aux verbes, en passant par les adjectifs, par exemple la « dinde » n'est que la contraction de « poule d'inde ». Parfois et c'est tout l'intérêt d'une lecture en 2019, la généalogie se fait même à l'insu de l'auteur, le temps ayant modifié certaines des expressions du livre comme « se trouver le cul entre deux selles » à laquelle on substitue « chaises » aujourd'hui.

C'est également une géographie de la langue, les peuples européens ont simultanément adopté les mêmes logiques, les mêmes « combinaisons d'images ». Les métaphores, par exemple d'animaux assimilés aux outils (chevalet, bélier, grue etc) ou encore les mots dérivés des animaux, comme le français « singer » qui vient de « singe », que l'on retrouve : « l'allemand affe-nachaffen ; le suédois apa-esterapa ; le danois abe-esterabe ; le flamand aep-waapen ; l'anglais ape-ape ; l'italien scimio-scimiottare ; le portugais : macaco-macaquear ; le polonais malpa-malpowac. »

Ce que de Gourmont nous montre c'est que le flot du langage est incontrôlable. On ne peut le figer, ainsi les académiciens qui tentent de conserver la langue sont continuellement caducs. Déjà Racine s'insurgeait en vain contre le verbe « recruter au lieu de quoi il faut dire faire des recrues ».

Quand ça veut pas, ça veut pas… L'auteur nous montre que le français populaire n'a pu se satisfaire des mots suivants : « soupoudrer (saupoudrer) trois-pieds (trépied) ruelle de veau (rouelle) semouille (semoule) tête d'oreiller (taie) bien découpé (découplé) écharpe (écharde) ».
Avec plus d'un siècle de recul, nous pouvons constater ce que de Gourmont pressentait : « J'ai seulement voulu montrer que la déformation n'est pas du tout cahotique ; que le mauvais français du peuple est toujours du français et parfois du meilleur français que celui des grammairiens. »
Ironie du sort, savez-vous qu'en ce moment même, mon correcteur orthographique souligne le mot « cahotique ». Preuve s'il en est de l'évolution du langage, M. de Gourmont voulant surement dire « chaotique ». Est-ce encore une invasion saxonne ? La généalogie des mots se poursuit…

Si l'auteur concède que, sans autorité littéraire, un vieillard ne comprend plus ses petits-enfants tant la langue évolue, il reste très critique à l'égard des « prisons scolaires » où la peur de la grammaire fait perdre toute fantaisie agréable dans la déformation du langage, la prise de possession « intime et personnelle » de sa langue, qui d'ailleurs fait le bonheur des lecteurs et le succès des écrivains dont on dit qu'ils ont « un style ».
D'ailleurs, récemment dans « La Grande Librairie », une émission spéciale linguistique (avec Alain Rey et Bernard Cerquiglini notamment), montrait l'incroyable évolution du « verlent » et du « tronqué », l'histoire des codes de langage, l'évolution des mots, des enjeux féminins/masculins, de l'impact sur les mots de l'évolution des moeurs et de la porosité avec les langues étrangères, à l'image du « nègre » d'écrivain qui n'est plus prononçable aujourd'hui sans pour autant céder au « ghost writer ».

Et une bonne fois pour toute, chers babéliotes, qu'on se le dise ici avec Rémy de Gourmont, lui-même appelant à la rescousse Monsieur Anatole France et son « droit à la faute d'ortaugraffe » dans toutes ses fantaisies, « il est aussi déraisonnable d'exiger de tous la connaissance de l'orthographe que la connaissance du contre-point ou de l'anatomie comparée. » Cela peut vous faire réagir, mais montre bien l'esprit tranchant et polémique du bouquin !
Et d'ailleurs n'était-ce pas son esprit voltairien qui faisait dire à François-Marie Arouet lui-même que Clément Marot, poète officiel de la cour de François ler « a ramené deux choses d'Italie : la vérole et l'accord du participe passé…je pense que c'est le deuxième qui a fait le plus de ravage ! ».

« L'absurde est partout. Nous vivons dans l'absurde. Soyons donc indulgents pour nos plaisirs et goûtons dans les
images nouvelles ce qu'elles ont de beau, leur nouveauté. »

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