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Critique de Pitchval


Roman d'une construction peu commune mais facile, « Le Visionnaire » est un récit en quatre parties bien distinctes qui correspondent à quatre points de vue. La première partie est le récit de Marie-Therese, cousine de Manuel, le personnage principal. On découvre donc Manuel d'abord par un regard extérieur, celui d'une adolescente qui vit avec lui.
Manuel est un orphelin chétif, laid et malade, recueilli par sa tante, mère de Marie-Therese, une femme « pieuse » en ce qu'elle ne se sent vivre que par son étrange charité : cruelle avec son entourage, elle ne s'adoucît que dans le malheur des gens, ne se sent importante qu'en veillant un mourant ou en tricotant des pulls pour les pauvres.
Marie-Therese dresse donc le portrait à la fois de sa mère et de Manuel, qu'elle décrit avec sa naïveté d'adolescente. Manuel n'a pour ainsi dire « rien pour lui ». Pauvre (ses parents ne lui ont rien laissé à cause de mauvais placements), extrêmement laid et fragile, précieux jusqu'à la caricature (une tâche sur son veston le bouleverse), et enfin malade au point de quitter son travail d'apprenti dans une librairie, Manuel n'a d'autre choix que de se laisser entretenir et soigner par sa tante, femme rêche mais qui éprouve beaucoup de tendresse pour lui comme on se prend en pitié pour un petit animal blessé. Voilà toute la bonté cachée de cette femme qui peut s'exprimer : celle qui a haïs son mari, qui déteste sa fille unique et la broie de duretés et de maux mauvais peut enfin se laisser aller aux égards et à la douceur parce que l'état pitoyable de son neveu le lui permet. Elle n'aime pas les gens forts, vaillants, en santé. Elle ne s'émeut que du malheur, dans lequel elle peut s'adonner aux préceptes de Dieu : sauver les faibles. C'est une catholique de façade et d'une étrange manière : elle rabroue sa fille qui veut devenir soeur, mais s'en va communier et donner aux pauvres.
Marie-Therese, jeune fille un peu sotte et qui craint particulièrement sa mère, partage pourtant des traits de son caractère. Elle aussi s'apitoie sur Manuel quand celui-ci montre des signes ostensibles de faiblesse. Il redevient à ses yeux anodin quand il est remis de ses fatigues. Dès cette première partie, on apprend, par ce regard extérieur, que Manuel a, comme qui dirait, une autre vie. Ce qui était au départ un jeu entre deux adolescents - s'imaginer vivre dans le château voisin, en connaître les habitants, se figurer leurs soucis et leurs joies - prend pour Manuel un tour important à mesure que sa maladie l'affaiblit. Quand Marie-Therese se lasse du jeu d'imagination, Manuel semble s'y vautrer et cette vie inventée, cette vie ailleurs et imaginaire, se substitue peu à peu à sa propre existence, qu'il fuit. Cette adolescente peint aussi la petite société bourgeoise provinciale et les absurdités de l'église catholique et de ses membres, les interdits moraux qui justement exacerbent les désirs des adolescents, et cette fascination que les croyants ont pour la mort, et même cette curiosité malsaine qui les pousse à aller observer les moribonds ou encore veiller les morts plus pour l'assouvir que par recueillement.
Vient à ensuite le récit de Manuel. Après le point de vue externe, l'auteur livre une partie de l'intériorité du personnage principal. Si, au départ, Manuel consigne ce qu'il advient de sa propre existence dans la vie réelle, (il ne maîtrise rien, ne décide jamais mais est tout à fait dépendant des décisions des autres, en garçon faible et résigné, ainsi que de son corps en mauvaise santé), s'il livre d'abord ses inconséquences, ses désirs sexuels, ses faiblesses et décrit l'ordinaire de son quotidien et son amour caché pour sa cousine, ce récit laisse place à une troisième partie étonnante.
Si les narrateurs ne sont que deux, ils deviennent quatre par une sorte d'effet miroir intéressant : Manuel, dans cette troisième partie, raconte ce qui pourrait être considéré comme la même histoire (la sienne) mais cette fois-ci au château. Il n'est plus le garçon chétif entretenu par sa tante et amoureux de sa cousine, mais le serviteur de la Vicomtesse au château de Negreterre. Allité le plus souvent, il fuit la réalité et se construit une vie autre, à quelques kilomètres de là. Seulement, et c'est fascinant, Manuel ne devient pas, dans son monde intérieur, un noble et viril comte. Non, il reste domestique, chétif, soumis. Manuel pousse tant le réalisme dans ses divagations nocturnes qu'il a besoin d'une plausibilité implacable, jusqu'à inventer des circonstances plausibles à son arrivée au château. Il aurait été recommandé par la servante de sa tante, parce que son frère y travaille. Il commence par y être aide-jardinier, puis devient garde malade du vieux comte moribond. le désir sexuel qu'il éprouve en réalité pour sa cousine est remplacé par celui qu'il éprouve pour sa maîtresse, la vicomtesse, qui est à la fois la figure sévère de la tante mais également la beauté tentante de la cousine. Sa propre faiblesse de corps est représentée par ce comte qui n'en finit pas de mourir, alité depuis des ans sans que rien n'advienne. Manuel est-il plus heureux dans sa vie de songe, celle qu'il a inventée pour échapper à la sienne ? Pas tant. le frère de la vicomtesse le bat, sa maîtresse est condescendante, les domestiques le détestent. Alors quoi ? Alors, il se déteste, il déteste sa faiblesse de corps et d'esprit, il ne se sait pas méritant, si bien que même cette vie fictive n'est pas un paradis. Je l'ai dit : son songe éveillé est plausible. Comment aurait-il pu imaginer devenir quelqu'un, même en rêve ? D'ailleurs, lorsqu'il couche enfin avec la vicomtesse, qu'il redoute et admire, elle meurt dans ses bras. Non, le bonheur, même rêvé, n'est pas pour lui. Il quitte donc le château précipitamment, persuadé qu'il sera accusé d'avoir assassiné la maîtresse. Cette troisième partie laisse la parole à un personnage à part entière, c'est Manuel, mais pas le neveu, c'est Manuel le domestique du château : une autre personne qui lui ressemble certes, mais qui mène une autre destinée.
La quatrième partie redonne la parole à Marie-Therese, mais sortie de l'adolescence. C'est la femme adulte à présent qui livre ses souvenirs alors que Manuel est mort depuis longtemps. Là encore, cet effet miroir : une même personne mais une autre. Marie-Therese a abandonné la foi religieuse, dégoûtée non seulement par le clergé de province mais aussi par sa propre mère, qu'elle ne craint plus et qu'elle voit comme elle est, faible et pitoyable.
« Le Visionnaire », c'est donc l'histoire d'une jeune homme qui se rêve une vie parallèle tant la sienne est fade et morne. Seulement, s'il quitte une réalité sombre, son songe l'est encore plus, du moins paraît plus inquiétant. N'importe, il fuit la mort qui le guette dans le réel tandis que dans son songe, ce sont non pas les domestiques et les faibles qui meurent, mais un comte qui agonise douloureusement tandis que sa fille meurt tout à fait et que son fils, homme beau et viril, à l'opposé de Manuel, craint la mort au point de tomber dans les affres de crises hystériques. Julien Green, si l'on peut lui reprocher l'architecture facile de ce roman, maîtrise en tout cas la psychologie humaine. Cette oeuvre est à la fois une observation et une étude, autant des moeurs catholiques que des pensées intimes et des façons de se dérober à sa propre réalité, à ses désirs et à sa peur de la mort. le tout dans un beau style.
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