Citations sur Ensemble, on aboie en silence (69)
Car dès que je m’engage aux côtés de Thibault, je défaille. Lui qui a tant besoin d’une présence pour rompre avec son infinie solitude et qui aimerait, je l’imagine, un grand frère comme un compagnon de route sur lequel compter, se voit une fois de plus pénalisé par les difficultés. En proie à mes démons, je le laisse s’en aller seul avec les siens. Mon frère reste un éternel rendez-vous manqué.
Thibault [8 ans], lui, annonce à notre mère : "J'ai plus envie de vivre. Ça dure encore combien de temps ?"
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Je garde l'intime conviction que le lien affectif, la considération et, plus largement, le contact humain sont au coeur de la rémission de Thibault. Et que l'amour comme formidable canal vibratoire lui permet chaque fois d'entrer à nouveau en résonance avec lui et le monde autour.
Absence de constance, projections impossibles.
Chaque fois, c’est pareil. A l’intérieur ou en dehors des murs, il doit se réinventer.
Vivre dans un éternel présent. Voilà ce qui nous lie, Thibault et moi. C’est notre privilège. Évoluer sur une même échelle de temps, ensemble ou séparément.
Et c'est au lycée que j'abandonne définitivement le costume du grand frère protecteur et que la plupart de nos échanges deviennent conflictuels. Si je maîtrise le pouvoir des mots depuis tout petit, j'enrichis chaque jour mon lexique de nouveaux blasphèmes et adopte des comportements toujours plus agressifs. A défaut de m'imposer physiquement, j'aiguise mon sens de la répartie. Je pique les autres où ça fait mal. J'ai bien compris que la hiérarchie d'un groupe s'établissait surtout selon une échelle infinie de critères sadiques.
Il ne peut plus s'en passer. Sauf qu'il ne boit pas pour nourrir son imaginaire artistique. Non, il boit pour boire. Comme quelqu'un de trop seul. Comme il doit le faire depuis un moment déjà, sans que je m'en sois aperçu. Il y a urgence à le sortir de cette impasse, d'autant plus qu'il a quitté la France sans ses médicaments. Les quelques jours qui suivent, je l'accompagne tant bien que mal en le surveillant du mieux que je peux. Mais rien n'y fait.
Les minutes passent dans une angoisse interminable, avant que mon père ne réapparaisse bredouille mais en ayant pris soin de faire tourner le mot aux jeunes du coin qu'il reviendrait.
Le soir même, le vélo de Thibault nous est miraculeusement rendu devant la maison. Et je comprends que la première chose qui fonctionne ici face aux menaces, c’est la violence. Répondre au mal par le mal. La justice sauvage répare les antécédents et l’omerta se brise à coups d’intimidations.
Vous savez ce que je crois, quand on dit des chiens qu’ils s’éduquent à l’intelligence de l’homme ? Que l’homme s’éduque aussi à leur sensibilité, et que leur compagnie renforce notre humanité.
Avec James, on partage donc la même gamelle, on communique avec les yeux et, quand c’est le bordel, ensemble, on aboie en silence.
Pensées peu logiques, discours allusifs, déductions inattendues, associations d’idées saugrenues... Et si tout ça n’était qu’un dispositif mis en place par ses soins pour que nous ne puissions jamais accéder aux voix qu’il entend ?