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Critique de Creisifiction


Dans la plupart des appréciations critiques, dans les très nombreux commentaires de lecteurs de VIE ET DESTIN, certaines expressions semblent revenir régulièrement : « monument de la littérature du XXème siècle », « oeuvre majeure », « fresque monumentale », « chef d'oeuvre de la littérature russe moderne », « Guerre et Paix du XXème siècle »...
Alors moi, en rédigeant cette 70ème critique ici à Babelio, je me dis que je ne saurai certainement pas trouver d'autres adjectifs, d'autres superlatifs pour mieux exprimer, avec la plus grande humilité dont je pourrais faire preuve en tant que lecteur, mon sentiment profond d'avoir été confronté en lisant VIE ET DESTIN à quelque chose de véritablement.. monumental!

Monument à quoi exactement ? A l'Homme avant tout, dirais-je tout simplement ! Tout vit, tout meurt, mais l'homme reste, nous rappelle sans cesse Vassili Grossman. On entend tout au long de VIE ET DESTIN à la fois "les morts qu'on pleure et la joie furieuse de vivre". On y est invité sans cesse "à vivre et à mourir en hommes", car "c'est là, pour l'éternité, [notre] amère victoire d'hommes sur toutes les forces grandioses et inhumaines qui furent et seront dans le monde".

Oeuvre totale, à la fois document de guerre, réflexion philosophique et roman, ancrée dans l'histoire des crimes contre l'humanité perpétrés par les régimes stalinien et nazi au XXème siècle, VIE ET DESTIN ne cède pourtant à aucun moment à la tentation du nihilisme. Au contraire, elle transcende cette réalité tragique, notamment par cette éloge de l'Homme scandée au milieu même des décombres engendrés par une des catastrophes les plus terribles de l'histoire de l'humanité.
L'auteur réussit ce tour de force avec éloquence. Personnellement, je ne suis guère convaincu par les argumentations assez nombreuses qui cherchent à classer Vassili Grossman parmi les optimistes. A mon sens, son propos dépasse largement ces catégories, trop réductrices en l'occurrence, comme le seraient tout aussi bien, par ailleurs, celles de bien ou de mal dont l'auteur ne cesse d'illustrer le caractère relatif (voir par exemple les chapitres à propos du mal que l'homme, depuis toujours, a pu déclencher au nom du bien, ou sur le fait que beaucoup de partisans des thèses du nazisme étaient profondément convaincus de défendre des idées « humanistes », d'agir pour le bien de l'humanité !). A mon avis, il serait plus judicieux ici de parler d'une position de "compassion raisonnable", à la fois compatissante et compatible avec la condition humaine. En tout cas, ce récit m'a paru totalement exempt de mièvrerie ou de toute autre forme d' optimisme défensif face à l'horreur parfois insoutenable de ce qui est raconté.

Dans VIE ET DESTIN une large place est faite à ce que j'appellerai (par opposition à une dimension « supra-réelle » et historique) : « l'infra-réel », constitué ici par les innombrables vies et individualités qui défilent tout au long de ses presque 1 200 pages. Environ 150 personnages (nommés) y auraient été recensés – ce dernier point semblerait d'ailleurs avoir découragé bon nombre de lecteurs ! Un record tout de même pour une littérature (russe) nécessitant souvent qu'on fasse une liste des noms des personnages, et de leurs petits-noms, pour pouvoir s'y retrouver au bout d'un moment... !
De cette profusion dans laquelle parfois on peut effectivement s'égarer, émerge en même temps un sentiment que je qualifierais de "continental", sentiment reliant d'un fil invisible tous ces îlots insondables que chaque homme, que chacun de nous constitue. Je me suis donc parfois simplement abandonné au récit, à ces innombrables personnages, parfois à peine ébauchés par quelques phrases au détour d'une courte parenthèse, hommes emportés par une même et seule vague de l'Histoire ; l'Homme à travers les hommes, au gré des courants et des remous provoqués par cette dernière, l'Homme au travers de tous ces hommes pour lesquelles les rôles peuvent se ressembler, s'inverser, s'effacer, resurgir intacts, alors qu'à d'autres moments, des symétries improbables se créent entre eux, des amours naissent sans lendemain ou leur bonté se révèle malgré tout plus grande et puissante que la haine...Tout vit, tout meurt, mais l'Homme reste.

Cette expérience continentale, ce sentiment de partager tant de vies et de destins en si peu de temps sont soutenus en même temps par une écriture d'une grande simplicité, empreinte d'un lyrisme franc, non-recherché, d'une humanité et d'une empathie envers la condition humaine comme j'ai rarement eu l'occasion de rencontrer chez un auteur. Ce sont là des éléments qui, une fois réunis, sont susceptibles de créer un tel sentiment de proximité et de densité émotionnelle qui auront réussi à faire éprouver au lecteur que je suis une sensation omniprésente de lire au plus près de son être et de son corps.

Vassili Grossman ne verra jamais cet ouvrage publié. Trois années après la saisie de VIE ET DESTIN par les autorités russes, il mourra dans d'atroces souffrances, seul, indigent. Jusqu'au bout, il n'aura cessé d'écrire.

Une lecture en essence inoubliable.




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