Comment écrire la guerre ? de nombreux écrivains s'y s'ont frottés, et Emilienne Malfatto comme Olivier Weber évoquent des figures littéraires majeures qui ont influencé leur propre écriture de l'expérience guerrière. Sorj Chalandon, Malraux, Vassili Grossman ou encore Romain Gary... autant de plumes convoquées par ces deux reporters.
Emilienne Malfatto est auteure et journaliste et publie "Le colonel ne dort pas" (Editions du sous-sol, août 2022). Olivier Weber, lui, est auteur, grand reporter et ancien correspondant de guerre, et publie "Naissance d'une nation européenne" (éditions de l'Aube, août 2022).
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J'ai trempé ma foi dans l'enfer. Ma foi est sortie du feu des fours crématoires, elle a franchi le béton des chambres à gaz. J'ai vu que ce n'était pas l'homme qui était impuissant dans sa lutte contre le mal, j'ai vu que c'était le mal qui était impuissant dans sa lutte contre l'homme. Le secret de l'immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle! Les prophètes, les maîtres de la foi, les réformateurs, les leaders, les guides ne peuvent rien contre elle! L'amour aveugle et muet est le sens de l'homme.
L'histoire des hommes n'est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal. L'histoire de l'homme c'est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d'humanité. Mais si même maintenant l'humain n'a pas été tué en l'homme, alors jamais le mal ne vaincra.
L'homme perçoit toujours la vie comme une lutte entre le bien et le mal, mais il n'en est pas ainsi. Les hommes qui veulent le bien de l'humanité sont impuissants à réduire le mal sur terre.
La vie devient impossible quand on efface par la force les différences et les particularités.
EXTRAIT n°2 p. 280
(...) Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu'ait révélé cette période est la soumission. On a vu d'énormes files d'attente se constituer devant les lieux d'exécution et les victimes elles-même veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu'il faudrait attendre l'éxécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d'eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d'innocents, pressentant une arrestation prochaine, préparaient un paquet avec du linge et une serviette et faisaient à l'avance leurs adieux. (...) Et ce ne furent pas des dizaines de milliers, ni même des dizaines de millions, mais d'énormes masses humaines qui assistèrent sans broncher à l'extermination des innocents. Mais ils ne furent pas seulement des témoins résignés; quand il le fallait, ils votaient pour l'extermination, ils marquaient d'un murmure approbateur leur accord avec les assassinats collectifs. Cette extraordinaire soumission des hommes révéla quelque chose de neuf et d'inattendu. Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eut des soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission massive reste un fait incontestable.(...)
C'était une évolution aussi difficile à déceler que l'œuvre du temps. Les tourments de la faim, les nuits d'effroi, l'approche du malheur commençaient à libérer la liberté en l'homme, à humaniser les hommes, à faire triompher la vie sur la négation de la vie.
La vie était horrible. Et ils eurent la prescience qu'une fois la guerre terminée, la force qui les avait jetés au fond de ce trou, leur avait enfoncé la gueule dans la boue, cette force opprimerait les vainqueurs aussi bien que les vaincus.
Comment faire pour rendre ce qui se passe chez un homme qui desserre la main de sa femme, qui jette un dernier, un rapide regard sur le visage aimé. Comment faire pour vivre quand une mémoire impitoyable te rappelle qu'à l'instant des adieux silencieux tes yeux se sont, pendant une fraction de seconde, détournés pour dissimuler la joie grossière d'avoir sauvé ton existence ?
Comment noyer le souvenir de la femme tendant à son mari un petit sac avec l'alliance, un morceau de pain et quelques morceaux de sucre? Peut-on continuer à vivre quand on a vu la lueur rouge flamboyer avec une force nouvelle ? Dans les fours brûlent les mains qu'il a embrassées, les yeux qui s'éclairaient à sa venue, les cheveux dont il reconnaissait l'odeur dans le noir, ce sont ses enfants, sa femme, sa mère. Peut- on demander dans le block une place auprès du poêle, peut-on mettre sa gamelle sous la louche qui verse un litre d'un liquide grisâtre, peut-on rafistoler la semelle de chaussure qui se décolle ? Peut-on manier la barre à mine, respirer, boire ? Dans les oreilles résonnent les cris des enfants, le hurlement de la mère.
Tantôt mon voisin m’annonce, en m’étranglant de joie, que nos troupes sont passées à l’offensive et que les Allemands sont en fuite. Tantôt le bruit se répand comme quoi le gouvernement soviétique et Churchill ont lancé un ultimatum aux Allemands et que Hitler a ordonné de ne plus tuer les Juifs. Tantôt on annonce que les Juifs seront échangés contre des prisonniers de guerre allemands.
Ainsi, le ghetto est l’endroit au monde où il y a le plus d’espérance. […] Et la source de cet espoir est une : l’instinct de vie, qui résiste sans aucune logique à l’idée effroyable que nous sommes tous condamnés à périr sans laisser de traces. Je regarde autour de moi et je me dis : « Est-il possible que nous soyons tous des condamnés à mort qui attendent leur exécution ? »
PREMIERE PARTIE, Chapitre 17
Plus les profondeurs de la vie sont immuables, plus les changements à la surface de l'océan sont brutaux.
On constate que les tempêtes vont et viennent mais les profondeurs de la mer, elles, demeurent.
Repos éternel
Sans doute Génia avait-elle raison : ce deuxième amour, venu après de longues années de vie conjugale, devait être, en effet, la conséquence d'une avitaminose de l'âme. Les vaches, de la même façon, rêvent de lécher ce sel qu'elles cherchent des années durant et ne trouvent ni dans l'herbe, ni dans le foin, ni dans les feuilles des arbres. Cette faim de l'âme croissait petit à petit et devenait, finalement, incroyablement forte. C'était exactement cela. Dieu sait qu'il la connaissait, cette fringale de l'âme...