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Critique de Henri-l-oiseleur


"Quand les Indiens parlaient latin : colonisation alphabétique et métissage dans l'Amérique du XVI°s", de Serge Gruzinski, est un remarquable livre d'histoire, unique en son genre, et profondément intéressant. D'abord par les qualités de l'auteur, qui écrit bien, sobrement et correctement, et ignore ce qu'est le bavardage sociologique. Parfois, le lecteur voudrait en savoir plus qu'il n'en dit. Ensuite, par le sujet abordé. On sait en gros ce qu'était l'empire aztèque et ce que fut la Conquête espagnole de Cortès : on a pu voir cela dans l'école à l'ancienne mode, surtout quand on étudiait l'espagnol, dont l'enseignement abordait quelques faits de civilisation sud-américaine. Mais une fois l'empire aztèque abattu, que se passa-t-il ? Pour répondre, nous ne disposons que du mot épouvantail de "colonisation", qui appelle à lui les images cruelles de l'esclavage, de l'ethnocide, du génocide etc ... Personne n'a l'air de s'étonner de ce qu'il y ait encore tant d'Indiens en Amérique hispanique, ni de se se demander ce qui s'est passé une fois la Conquête accomplie. Gruzinski est là pour nous renseigner, et combler les lacunes de notre connaissance vague de ces espaces et de cette culture.

Dans les podcasts que l'auteur a faits comme dans son livre, il évoque la "colonisation alphabétique", l'irruption de l'écrit, du papier, du livre et du latin dans des sociétés indiennes du plateau mexicain, hautement civilisées mais dont l'expression écrite était tout autre, et inadaptée à l'exploitation administrée d'un pays ou d'une province. Les Espagnols, maîtres peu nombreux d'un immense espace, se sont appuyés sur les fils des élites indigènes et les ont formés à la lecture, à l'écriture et au catholicisme, donc au latin. L'auteur étudie de près les techniques pédagogiques, les contenus enseignés, les acteurs européens, le destin de certains élèves, pour nous faire voir comment, par l'écrit et par le latin, les jeunes Indiens des élites aristocratiques, dont les parents avaient aidé les Espagnols à abattre l'empire aztèque, se firent les pionniers de l'intégration du Mexique dans le premier ordre mondial de l'histoire. Tout cela, exprimé en ces termes, a l'air bien aride, mais le récit et les évocations que fait Serge Gruzinski ne cessent jamais d'être passionnants, évocateurs, colorés et vivants. Il va jusqu'à comparer le choc de cette colonisation alphabétique dans des sociétés orales et hiéroglyphiques, à ce qu'il nomme "la colonisation numérique" qui nous affecte aujourd'hui, qui rend caduc, dit-il, les modes anciens du livre et de la lecture traditionnelle.

Il est clair qu'une civilisation entière a été détruite par la colonisation espagnole du Mexique. Mais les méthodes, les différences et nuances locales sont essentielles : "l'écrit alphabétique a eu des effets paradoxaux. Auxiliaire aussi indispensable qu'efficace de la colonisation espagnole et de la christianisation, il a également servi à enregistrer ce qui survivait des sociétés préhispaniques, et donc contribué à préserver des pans du passé, tout comme il a formaté de nouvelles mémoires et de nouvelles identités au sein d'élites capables de détourner à leur profit l'outil de domestication et de se créer des points d'ancrage dans la tourmente coloniale." (p. 258) Autrement dit, cette civilisation détruite vit toujours sous d'autres formes mêlées et savantes, y compris en latin, dans les arts, l'édition, et le complexe mélange des rites indiens et des rites chrétiens, dans un monde où la fête sacrée tient au moins autant de place dans la vie que le travail productif. Serge Gruzinski s'attache dans ce livre fascinant à décrire et analyser ce qu'il nomme du mot galvaudé et détestable de "métissage", qui prend ici toute sa valeur et sa pertinence.

C'est si bon que j'ai regretté de ne pas avoir la suite, à savoir ce que le Mexique est devenu aux XVII° et XVIII°s. L'auteur décrit l'édification d'une société coloniale, mais ce concept était nouveau pour moi et j'aimerais trouver des définitions et des analyses de ce niveau. Enfin, l'auteur n'a pas abordé, car c'était hors de son sujet, la politique culturelle et linguistique particulière adoptée en pays maya, ni naturellement ailleurs dans l'Amérique conquise. Il souligne au passage combien la domination portugaise du Brésil a suivi de tout autres voies.

Voilà un excellent ouvrage, qu'on peut recommander à toute personne qui aime l'histoire.
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