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EAN : 9782213720982
350 pages
Fayard (18/10/2023)
5/5   1 notes
Résumé :
Le papier, l’écriture alphabétique et les livres ont débarqué en Amérique dans le sillage des conquistadors. Autant d’armes aux mains des Espagnols pour soumettre et christianiser les vaincus. L’écriture européenne s’abat sur le Nouveau Monde comme une déferlante, bouleversant les sociétés amérindiennes dont les langues ne s’écrivaient pas.

Sous toutes ses formes, l’écrit des vainqueurs est l’auxiliaire de la colonisation : les ordres de la métropole... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
"Quand les Indiens parlaient latin : colonisation alphabétique et métissage dans l'Amérique du XVI°s", de Serge Gruzinski, est un remarquable livre d'histoire, unique en son genre, et profondément intéressant. D'abord par les qualités de l'auteur, qui écrit bien, sobrement et correctement, et ignore ce qu'est le bavardage sociologique. Parfois, le lecteur voudrait en savoir plus qu'il n'en dit. Ensuite, par le sujet abordé. On sait en gros ce qu'était l'empire aztèque et ce que fut la Conquête espagnole de Cortès : on a pu voir cela dans l'école à l'ancienne mode, surtout quand on étudiait l'espagnol, dont l'enseignement abordait quelques faits de civilisation sud-américaine. Mais une fois l'empire aztèque abattu, que se passa-t-il ? Pour répondre, nous ne disposons que du mot épouvantail de "colonisation", qui appelle à lui les images cruelles de l'esclavage, de l'ethnocide, du génocide etc ... Personne n'a l'air de s'étonner de ce qu'il y ait encore tant d'Indiens en Amérique hispanique, ni de se se demander ce qui s'est passé une fois la Conquête accomplie. Gruzinski est là pour nous renseigner, et combler les lacunes de notre connaissance vague de ces espaces et de cette culture.

Dans les podcasts que l'auteur a faits comme dans son livre, il évoque la "colonisation alphabétique", l'irruption de l'écrit, du papier, du livre et du latin dans des sociétés indiennes du plateau mexicain, hautement civilisées mais dont l'expression écrite était tout autre, et inadaptée à l'exploitation administrée d'un pays ou d'une province. Les Espagnols, maîtres peu nombreux d'un immense espace, se sont appuyés sur les fils des élites indigènes et les ont formés à la lecture, à l'écriture et au catholicisme, donc au latin. L'auteur étudie de près les techniques pédagogiques, les contenus enseignés, les acteurs européens, le destin de certains élèves, pour nous faire voir comment, par l'écrit et par le latin, les jeunes Indiens des élites aristocratiques, dont les parents avaient aidé les Espagnols à abattre l'empire aztèque, se firent les pionniers de l'intégration du Mexique dans le premier ordre mondial de l'histoire. Tout cela, exprimé en ces termes, a l'air bien aride, mais le récit et les évocations que fait Serge Gruzinski ne cessent jamais d'être passionnants, évocateurs, colorés et vivants. Il va jusqu'à comparer le choc de cette colonisation alphabétique dans des sociétés orales et hiéroglyphiques, à ce qu'il nomme "la colonisation numérique" qui nous affecte aujourd'hui, qui rend caduc, dit-il, les modes anciens du livre et de la lecture traditionnelle.

Il est clair qu'une civilisation entière a été détruite par la colonisation espagnole du Mexique. Mais les méthodes, les différences et nuances locales sont essentielles : "l'écrit alphabétique a eu des effets paradoxaux. Auxiliaire aussi indispensable qu'efficace de la colonisation espagnole et de la christianisation, il a également servi à enregistrer ce qui survivait des sociétés préhispaniques, et donc contribué à préserver des pans du passé, tout comme il a formaté de nouvelles mémoires et de nouvelles identités au sein d'élites capables de détourner à leur profit l'outil de domestication et de se créer des points d'ancrage dans la tourmente coloniale." (p. 258) Autrement dit, cette civilisation détruite vit toujours sous d'autres formes mêlées et savantes, y compris en latin, dans les arts, l'édition, et le complexe mélange des rites indiens et des rites chrétiens, dans un monde où la fête sacrée tient au moins autant de place dans la vie que le travail productif. Serge Gruzinski s'attache dans ce livre fascinant à décrire et analyser ce qu'il nomme du mot galvaudé et détestable de "métissage", qui prend ici toute sa valeur et sa pertinence.

C'est si bon que j'ai regretté de ne pas avoir la suite, à savoir ce que le Mexique est devenu aux XVII° et XVIII°s. L'auteur décrit l'édification d'une société coloniale, mais ce concept était nouveau pour moi et j'aimerais trouver des définitions et des analyses de ce niveau. Enfin, l'auteur n'a pas abordé, car c'était hors de son sujet, la politique culturelle et linguistique particulière adoptée en pays maya, ni naturellement ailleurs dans l'Amérique conquise. Il souligne au passage combien la domination portugaise du Brésil a suivi de tout autres voies.

Voilà un excellent ouvrage, qu'on peut recommander à toute personne qui aime l'histoire.
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Citations et extraits (3) Ajouter une citation
[Un humanisme indien ?]
L'entreprise des humanistes italiens, lancés à la redécouverte de l'Antiquité, toujours en quête de nouvelles sources et de manuscrits disparus, a son pendant américain dans les enquêtes historiques menées par les franciscains, les dominicains et leurs collaborateurs indigènes. La collecte d'informations, le sauvetage des manuscrits pictographiques, l'établissement de versions autorisées mobilisent partout des lettrés indigènes et les questionnaires des "Relations géographiques", diffusés au début des années 1580, rendront encore plus systématique cette implication.
Ces chercheurs indigènes, qui la plupart du temps travaillent en équipe, évoquent le collectif des auteurs des "Centuries de Magdebourg". Cette histoire luthérienne du christianisme, amorcée en 1560, est donc contemporaine de l'Histoire Générale de Bernardino de Sahagun. Le couvent de Tepeapulco, où entre 1558 et 1560 Sahagun réunit son équipe de collaborateurs indigènes, a des allures d'académie florentine. C'est là que l'on a préparé les matériaux destinés à la rédaction de l'Historia General. C'est là qu'une dizaine de notables - sélectionnés pour expliquer tout ce qu'ils avaient encore en mémoire - et quatre Indiens latinistes échangèrent deux années durant sur les croyances et les "cantares" d'avant la Conquête. Quand, par la suite, Sahagun se transporta à Tlatelolco, une dizaine d'informateurs et quatre à cinq "colegiales", dont Martin Jacobita du quartier de Santa Ana (México) consacrèrent leur temps à revoir les matières compilées et transcrites à Tepeapulco. Un centre de recherches en remplace un autre. Entre leurs murs s'élabore l'image des sociétés préhispaniques dont nous avons hérité.
Dans la tradition européenne, "l'invention des lettres" est la clé pour accéder à la civilisation, puisqu'elle améliore l'existence des hommes en les rendant vertueux. Leur ignorance, en revanche, serait synonyme de barbarie. Comme s'en expliquent les dirigeants d'Azcapotzalco : "Au temps du paganisme, nos ancêtres étaient les plus rustiques, abjects, dénués des qualités du corps et de l'âme, au nombre desquelles priment les vertus et les lettres, des choses dont ils n'avaient pas la moindre idée, fût-ce en rêve." (...) Seules les "lettres" développent des potentialités qui forgent un sujet exemplaire, aussi fidèle à la foi chrétienne qu'à son souverain.

pp. 189-190
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Le papier imprimé révolutionne le rapport à l'information aussi sûrement qu'aujourd'hui l'écran de notre portable, et peut-être davantage encore. Si elle est responsable de la diffusion accélérée de la Réforme - la version imprimée des thèses de Luther (1517) est immédiatement devenue "virale" -, la reproduction typographique contient également en germe la notion d'espace public créé par le partage des livres et des nouvelles imprimées. Derrière la déferlante alphabétique qui s'abat sur le Nouveau Monde, n'oublions pas les 400 millions de livres imprimés en Europe au cours du XVI°s, ni toutes les potentialités qu'ouvre la découverte de Gutenberg à l'Europe puis au monde.

En somme, si on peut se passer de l'écriture pour piller et détruire, dès qu'il s'agit d'assujettir et d'exploiter les territoires annexés à la Castille, l'écrit s'impose comme un irremplaçable outil. Manuscrit ou imprimé, il talonne les envahisseurs. Compagne invisible et omniprésente, l'écriture constitue l'une des manifestations les plus brutales, les plus durables, les plus insidieuses et les plus irréductibles de la colonisation espagnole. D'autant qu'à côté des conquistadors désireux de faire reconnaître leurs droits ou de masquer leurs abus, à côté des officiers de la Couronne porteurs des ordres du souverain, interviennent ces maîtres de l'écrit que sont les hommes d'Eglise, confrontés aux urgences de l'évangélisation.

pp. 43-44, fin du chap. II.
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Qu'apporte l'apprentissage du latin aux élites indigènes ? Les répercussions sont multiples. Elles sont conceptuelles : les élèves doivent se créer un "modus vivendi", ou plutôt "intelligendi" entre différentes manières de raisonner et d'appréhender la réalité et, en particulier, entre les vérités d'hier et les vérités d'aujourd'hui. Les contrecoups sont aussi linguistiques, quand l'étudiant s'habitue à réfléchir sur sa propre langue et à la "déconstruire" à partir d'un miroir européen et latin. Les retombées, enfin, sont politiques : les Indiens devenus latinistes ne sont plus seulement les enfants de ceux qu'on a voulu rejeter dans le monde des barbares et de l'imbécillité, ni même les survivants d'une société policée, donc d'une civilisation (ou "policia") digne de ce nom mais révolue. Ils s'approprient le savoir européen dans ce qu'il recèle alors de plus prestigieux. Maîtriser le latin, c'est non seulement en remontrer aux colonisateurs européens peu familiarisés avec la langue de Cicéron, mais aussi écrire la langue de Dieu et du roi auquel on s'adresse directement sans passer par le castillan.

p. 145
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Quand les Indiens parlaient latin - avec l'historien Serge Gruzinski
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