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Critique de isabellelemest


Qui connaissait Abdulrazak Gurnah avant que le prix Nobel de littérature ne lui soit attribué en octobre 2021 ? Nul ne savait que ce distingué professeur de lettres de l'université du Kent, en Angleterre, après avoir fui très jeune son île natale, Zanzibar, en raison de persécutions ethniques, avait produit une oeuvre romanesque importante dont seuls deux titres, récemment réédités, sont disponibles en français.
Son dernier roman, Afterlives, nous transporte dans un univers méconnu du public français, la ville portuaire d'un pays indéterminé de l'Est africain, au temps de la colonisation allemande et de la 1ère guerre mondiale. Dans ce qui pourrait être un « Guerre et paix » africain, nous suivons le destin de plusieurs protagonistes, enrôlés pour deux d'entre eux dans les troupes coloniales indigènes allemandes, les Schutztruppe ou Askaris, à la discipline impitoyable, où les recrues sont instrumentalisées pour semer la terreur, la mort, le pillage et la désolation dans leur combat pour asservir les populations locales et affronter des troupes coloniales adverses au service des Belges, Portugais et Britanniques. Parmi eux Hamza, qui a rejoint ces rangs, très jeune, pour fuir le travail forcé, est un rêveur qui a fait le mauvais choix. Remarqué par un officier supérieur allemand pour sa belle prestance et son instruction, il en devient l'ordonnance et se voit imposer d'apprendre la langue de Schiller, justement pour devenir capable de lire ce poète, selon du moins l'objectif fixé par son mentor.
Car pour Gurnah, la colonisation comporte son lot d'ambiguïtés. Imposant à l'Afrique ses querelles européennes, elle s'y livre à son oeuvre barbare de guerre, de déshumanisation et de destruction. Mais elle apporte aussi avec elle l'instruction, la possibilité de faire des études, une approche moderne de la médecine, plus efficace que les guérisseurs traditionnels, la culture et donc même la poésie, comme en témoignent les anthologies de Schiller et Heine, offertes à Hamza en des occasions distinctes. Ce qui sauve la plupart des personnages du roman est l'atout de savoir lire, écrire, compter, et même pratiquer plusieurs langues.
Quand la paix revient dans la vie des gens simples, tolérants et généreux, mais aussi éduqués, comme le comptable Khalifa, une existence ordonnée et paisible reprend ses droits. Ce dernier, soutenu par sa femme Bi Asha, prend sous son toit une fillette maltraitée, Afiya, quasi adoptée par le couple, puis recueille Hamza, rescapé de la déroute des Askaris pendant laquelle il a été gravement blessé par un officier allemand ivre de violence. Travail, vie sociale, bavardages entre amis, pratique religieuse modérée et sans excès, tout contribue à rendre possible l'idylle entre Afiya et Hamza, devenu menuisier chez le patron de Khalifa. Les caractères sont nuancés et ne présentent pas que des qualités, l'un est un râleur sarcastique, l'autre une mauvaise langue, le marchand âpre au gain n'hésite pas à s'enrichir dans la contrebande. L'évocation de cette société donne aussi à l'auteur l'occasion d'une réflexion sur la condition féminine en pays musulman, sur les limites de la médecine traditionnelle, sur une piété purement sociale, sur les enjeux de la modernisation.
Avec ce roman écrit dans un anglais ouvert au multilinguisme, les mots swahilis et allemands n'étant pas traduits, Gurnah oppose l'inhumanité coloniale et guerrière à la simple humanité des gens ordinaires, la barbarie s'étalant du côté de la prétendue « civilisation » jusqu'à l'épilogue des crimes racistes nazis. Cependant rien n'est manichéen dans cette chronique empathique de destins individuels, d'un continent et d'une culture à l'autre, où perce parfois une ironie désabusée.
Le mot de la fin est laissé au jeune Ilyas, hanté dans son adolescence par des voix angoissantes, qui plus tard l'inspireront et le pousseront vers l'écriture, peut-être une belle image du parcours d'Abdulrazak Gurnah.

Lu en V.O, le livre n'étant pas encore traduit en français.
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