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Critique de Delphine-Olympe


Ayant eu la chance d'être invitée à la récente soirée de proclamation du lauréat du prix Régine Deforges dont c'était la troisième édition, je m'étais promis de lire le roman primé. Il faut préciser que ce prix est décerné à un primo-romancier. Pour moi qui n'aime rien tant que sortir des sentiers battus, faire des découvertes littéraires et qui, pour ce faire, ai notamment rejoint depuis plusieurs saisons le formidable club des 68 Premières fois dont l'objet est précisément de donner à lire à ses membres une sélection de premiers romans à chacune des deux rentrées littéraires annuelles, cela me paraissait aller de soi.

Ce prix est donc revenu à Mahir Guven pour Grand frère, dont je n'avais jusqu'alors pas vraiment entendu parler. Pour le coup, j'ai vraiment fait une découverte !

Lorsque ce Grand frère prend la parole, c'est pour évoquer son cadet, parti du jour en lendemain, sans la moindre explication. Parti en Syrie.
La Syrie, c'est une partie de leurs origines, c'est le pays que leur père a quitté bien avant leur naissance pour venir se réfugier en France. Celui de leur grand-mère, qui a fini par le fuir à son tour pour rejoindre son fils lorsque la guerre a éclaté.
Leur mère, quant à elle, est bretonne. Enfin, était bretonne. Ils l'ont perdue alors qu'ils étaient encore enfants. C'est ainsi qu'ils ont poussé, dans une banlieue parisienne, entre un père travaillant d'arrache-pied dans son taxi et une grand-mère leur enseignant les préceptes de sa religion. Mais seul le cadet y est vraiment sensible. Comme il avait été réceptif aussi à tout ce que lui avait expliqué le curé breton ami de leur grand-mère maternelle, l'été où ils avaient passé des vacances chez elle.

Tandis que Grand frère zone, deale de l'herbe, échappe de peu à la prison, Petit frère est en perpétuelle recherche de sens. Grand frère finira par se ranger, profitant de l'alléchante proposition qu'Uber fit à ses débuts aux apprentis chauffeurs pour s'implanter sur le marché. Mieux valait enfiler un costume, tourner dans une voiture à Paris plutôt qu'à pied autour de sa cité et acquérir ainsi un statut, pensait-il. Et même si par la suite les conditions changèrent, et s'il faut désormais travailler deux fois plus pour gagner deux ou trois fois moins, Grand frère a au moins son propre studio, où il peut ramener ses petites copines et vivre sa vie.
Petit frère, lui, a fait des études. Il est infirmier et son sérieux, sa soif d'aider les autres lui ont permis de devenir l'assistant d'un chirurgien cardiaque. Mais lorsqu'il songe aux victimes de la guerre au cham, au pays, où il n'y a pas d'infrastructures médicales dignes de ce nom, où l'on manque de tout, de médecins, de médicaments, il se dit qu'il serait plus utile là-bas. C'est ainsi qu'il part, dans le cadre d'une ONG musulmane. Une fois sur place, il découvre une réalité à laquelle il n'était pas vraiment préparé...

Mahir Guven alterne le point de vue des deux frères. Chacun raconte ce qu'il vit, dit ses aspirations et tout ce qui y fait obstacle. L'un est pragmatique, l'autre idéaliste, mais tous deux s'efforcent de se rendre maîtres de leur vie.
A mesure que Petit frère raconte son expérience, le doute s'immisce. Quelles sont ses réelles intentions ? Est-il réellement parti dans un but humanitaire ou pour faire le djihad ? Quoi qu'il en soit, depuis Charlie et le Bataclan, tout individu ayant rejoint le sol syrien est suspecté de terrorisme, et revenir de là-bas n'est pas simple. D'autant qu'on ne vous laisse pas repartir vivant si ce n'est pour mettre en pratique sur le sol français ce que vous avez appris en Syrie...
Quant à Grand frère, pris entre l'amour qu'il porte à son cadet et la peur d'être accusé de complicité de terrorisme, il ne sait que penser.

Ecrit dans une langue que l'auteur qualifie lui-même de « créole du béton », mélange d'argot, de mots arabes, de verlan et autres idiomes propres à la banlieue que l'auteur parvient à rendre extrêmement fluide (même si un glossaire en fin de volume permet parfois de vérifier le sens d'un mot et d'en découvrir l'origine), ce roman interroge notre société. Quelle place peut-on s'y faire lorsqu'on n'a pas les bonnes cartes en main ? Comment donner du sens à sa vie ? Comment acquérir un statut qui permette d'exister aux yeux des autres ? Et il montre aussi combien cette absence de perspective se révèle un terreau fertile pour les propagandistes islamistes.

Mahir Guven réussit un roman qui n'est en rien manichéen ni dogmatique et dont la tension dramatique va crescendo pour nous délivrer un dénouement habile et tout en finesse.
Une découverte, vous disais-je.
Lien : https://delphine-olympe.blog..
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