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Critique de Tempsdelecture


C'est le roman bosnien de la rentrée, l'unique qui soit, autant que je sache. le roman, publié aux Éditions Calmann-Levy, a certes été écrit en anglais, mais il ne respire que par Sarajevo, la ville de naissance de l'auteur Aleksandar Hemon. Il a émigré aux Etats-Unis à l'heure de la Guerre de Yougoslavie en 1992, il y est resté, et depuis il écrit en anglais. Son oeuvre témoigne de son attachement à ce qui reste de son pays d'origine, la Bosnie-Herzégovine depuis l'éclatement yougoslave. Dans ce roman fresque, il a choisi de retracer la vie de Rafael Pinto, juif séfarade, issu d'une lignée de pharmaciens propriétaires d'une Apotheke à Sarajevo : depuis 1914, soit quelques jours avant l'assassinat à quelques pas de chez lui de l'Archiduc et de son épouse, jusqu'à une certaine rencontre qu'il a faite en 2001, à l'origine de ce texte.


L'histoire de Rafael Pinto nous fera traverser quasiment un siècle d'histoire, depuis 1914 jusqu'aux tout premiers mois du nouveau millénaire, et la moitié du territoire euroasiatique, depuis la centrale Sarajevo jusqu'à la Chine. Fervent admirateur de l'archiduc Franz-Ferdinand d'Autriche, héritier présomptif de l'empire Austro-Hongrois, et son épouse Sophie, c'est avec beaucoup d'impatience qu'il imagine sa venue dans son échoppe. La suite de l'histoire est archi-connue, le couple impérial est assassiné par un anarchiste serbe, le Première Guerre mondial est inévitable. Rafael est mobilisé : son départ pour le front est le début de son autre vie, un long chemin vers l'orient. Il aime les hommes et son amant Osman Karišik avec lequel il partage quelques moments volés juste au bord des champs de mines. La guerre s'éternise, Sarajevo est devenue un souvenir réconfortant de plus en plus lointain dans le cerveau saturé par la destruction de Rafael, même son amant devient un fantôme. Adoptant sa fille, Rahela, il débute un long périple de survie, faim, pauvreté, instabilité, dont il n'y a ni arrivée, ni fin, si ce n'est la séparation entre ce père adoptif et sa fille.

Il n'y a justement ni début ni fin à cette histoire, qu'est celui d'un jeune Bosnien, juif séfarade, auquel la première guerre mondiale éclate au nez, qui se laisse mener par les aléas de la vie, d'une vie qu'il rêve au début, mais qu'il ne fait que subir jusqu'à la fin. La Bosnie laisse place à la Serbie, l'Ouzbékistan, puis enfin la Chine. À Shangaï. Malgré tous les pays traversés, les peuples rencontrés, Rafael reste bosnien et juif, la langue des séfarades profondément ancrée en lui et qui ne manque pas de ressurgir à chaque coin du récit, telle quelle, en kaléidoscope de phrases non traduites en spanjol – ce que je suppose être du judéo-espagnol, tout comme le yiddish l'est pour les juifs ashkénazes – en allemand, mais qui ramènent tout droit dans l'intériorité de l'homme. Cette Sarajevo qu'il considère comme une « ville du bout du monde » au début, sa droguerie, Apotheke, drogerija, les derniers bons moments de ce XXe siècle, et de relents du siècle précédent, une lumière vite écrasée par les nuages sombres du conflit mondial, une odeur de lavande et laudanum, un goût sucré de rahat-loukoum et amer du café bosniaque : le passage est rude et sans transition.

Osman, comme son ultime refuge, son dernier foyer avant un long errement qui débute en Serbie, une langue, qui une fois déliée, celle de la narration, qui semble ne jamais vouloir s'arrêter. Laudanum, morphine, héroïne, opium, depuis Sarajevo, Rafo supporte sa vie qu'avec ces excipients, l'oubli rassurant des limbes artificiels, la réalité n'a pas autre chose à offrir. La guerre a tout étouffé, les velléités de Rafo à composer de la poésie, à travers, et surtout avec, toutes les langues qui sont les siennes. Car le récit de la vie de Rafo, c'est la cohabitation de toutes ces langues, renouer un peu ce que la guerre a détruit, trouver une harmonie entre elles pour annihiler cette dernière. On assiste au périple d'un homme qui s'est éteint peu à peu, une bonne partie pendant la guerre et ses dégâts, dont la survie est uniquement mue par la volonté de sauver Rahela sa fille adoptive et de l'espoir de revoir un jour Osman. Rafo s'est perdu, en perdant d'abord sa famille et sa ville, ses aspirations poétiques, son archiduc et cet empire qui a fait de lui un homme polyglotte et savant, prête à reprendre l'Apotheke familiale et à la faire fructifier. C'est un autre homme qui file à Tachkent dans le capital Ouzbek, son passé, ses rêves, sa douceur de vivre réduits en cendres, dans ce qu'il ne sait pas encore être un temps d'entre-deux-guerres.

La vie de Rafo, dans son périple depuis Sarajevo, la Serbie et Tachkent, le Turkestan c'est un vrai bouillon de cultures, d'une galerie de personnages invraisemblables qui se disent albanais mais qui parlent français, d'espions britanniques, Arzu la femme ouïghoure qui les accompagne un bout de chemin, on traverse les territoires, on entend les langues, les cultures, les traditions, on assiste à quelques moments d'histoire. Je le précisais plus haut, ceci est une histoire sans but, si ce n'est la fin de la vie de Rafo : toujours avancer, quoi qu'il arrive, sans savoir où l'on va. Ce texte pose la question du but de la vie, quand l'amour n'est plus là, quand la famille, sa ville, son pays, sa langue, l'échoppe familiale non plus, là où même son époque a été brusquement engloutie à la guerre en Galicie, et par la guerre, avec ses doux rêves d'avenir et d'une vie tranquille et paisible au milieu des siens. Si ce n'est de reconstituer un semblant de passé, la Petite Vienne de Shangaï, qui n'est autre qu'un ghetto.

Je ne vous dévoilerai pas l'épilogue, qui donne une tout autre lumière à cette histoire de vie peu commune. L'auteur aurait pu placer ce texte avant son récit, mais dans la position qu'il occupe ici justement, il donne une force supplémentaire à la genèse du texte, ses personnages d'un autre temps, qui nous ramènent droit à l'empire austro-hongrois, cette première guerre. Dans ses remerciements, on retrouve son ami Semezdin Mehmedinović, l'auteur de le matin où j'aurais dû mourir (Le bruit du monde, 2022). Il explique également que ce livre lui a pris douze ans pour qu'on l'ait aujourd'hui devant les yeux, pas une année de moins pour que ses lecteurs puissent se souvenir des Pinto de Sarajevo.


Lien : https://tempsdelectureblog.w..
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