J' ai longtemps arpenté les chemins d'Ovalie, le territoire sans frontières des amateurs de rugby. C'est un monde où l'on se rencontre plus qu'on ne se croise, et qui a tout d'une école de la vie. Les codes s'acquièrent au fil du temps, sur le pré, dans les vestiaires, au fond d'un bus ou dans un bistrot, à l'ombre d'une potence de bière devenue arbre à palabres. Il s'y raconte des légendes où s'affrontent les grands noms de notre panthéon, il s'y vit des épopées où des émotions brutales et intenses tissent entre les hommes des liens indéfectibles.
Aux jambes !
L'expression a pour moi un goût de madeleine de Proust. J'entends "Aux jambes !", et je me revois à huit ans courir sur le terrain immense, entouré de minots de mon âge, les cuisses marbrées qui sortent du short top grand, les joues roses, les yeux espiègles. Je comprends en un clin d’œil que l'on s'adresse à moi, et que l'affaire est grave. Voilà qu'un adversaire s'est tiré comme un voleur avec le ballon, et il va marquer ! Je dois plonger sur mon rival, lui enserrer les cuisses avec mes bras, le ligoter, pour le foudroyer dans sa course. C'est mon premier vrai plaquage, mon baptême du feu. J'ai le ventre à l'envers et les palpitations dans les tempes. C'est maintenant qu'on va voir si je suis capable, moi aussi, d'être un vrai joueur de rugby. "Aux jambes !", c'est l'alerte au feu, le SOS des naufragés, la sonnette d'alarme. Dans ma tête, le voyant rouge s'est allumé, j'entends résonner la sirène, je n'ai pas le choix. Allez, j'y vais. Aux jambes !
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