Citations sur L'obligation du sentiment (8)
Musique classique à peine audible, décor feutré, service si discret qu'il en devient fantomatique, atmosphère ouatée, teintes pastelles, et eux, cherchant à se fondre dans le décor. On les reconnaît bien sûr. Des notables, des gens charmants, et si simples malgré leur réussite ; lui, avocat réputé ; elle, gérante de plusieurs pharmacies, mais surtout une femme de coeur.
Elle n'aime pas les gens sûrs d'eux ; secrètement, elle les envie. Comment font-ils pour y voir clair, penser à l'avenir, se sentir investis de missions alors qu'elle n'est rien qu'une ombre éveillée.
Louis s'avance vers son fils, plus circonspect, ne cachant pas sa réserve. Les deux hommes ne s'embrassent pas ; pour l'un comme pour l'autre ce n'est pas envisageable. Ils se donnent une sorte d'accolade floue ; ils sont exactement de la même taille, bouche à hauteur de joue, épaule contre épaule. Il dit bonjour papa, et Louis ne répond rien.
Un siècle, c'est ce que dure cet instant si solennel, si quotidien : un homme attend qu'une femme monte dans sa voiture en sachant qu'elle ne le fera pas. Un siècle, ça n'existe pas vraiment ; cent ans, à la rigueur, c'est plus concret, mais un siècle, non.
D'une voix voilée, presque imperceptible, l'adulte demande à l'enfant de lui donner la main et lui tend celle qu'il a fermée. Celui-ci n'hésite pas. Il ne veut pas jouer au froussard, il le fait. Très vite, il sent le contact glacé de la lame : son père cache un couteau. Les deux personnages sont maintenant liés par cette arme qu'ils tiennent à deux mains dans le désert d'une forêt d'automne.
- Tue-moi ! Dit l'homme ; tue-moi ! Il n'y a que ça à faire. Il n'y a que ça que tu puisses faire pour me prouver ton amour.
Puis il se tait. Toujours reliés l'un à l'autre, la main du père l'arme, la main du fils, ils restent ainsi quelques secndes ; chancellements de lumière, bruissements d'animaux minuscules.
L'enfant s'échappe tout à coup. Court, pleure. Il ne veut pas perdre son père, pas comme ça, pas déjà. Il court vers la maison. Il pense qu'il préférerait, lui, être égorgé par ce couteau plutôt que de se retrouver orphelin, sans cette quête d'amour impossible à ravir. Il court du plus vite qu'il peut, titube et tombe. Menton sur un tas de mousse et de branchages enchevêtrés. Il ferme les yeux. Il entend son père qui s'approche, qui lui crie encore :
Tue-moi ! Empêche-moi d'avancer vers toi. Sauve-toi. Ne pardonne jamais. Jusqu'à mon souvenir, tue-moi !
A chaque fois, Martin se réveille en sursaut, glacé. Il voit très distinctement son père devant lui, dans sa chambre d'enfant. Il revoit l'oreiller pressé contre sa tête qui l'attend dans l'effroie et l'impatience. Martin se lève, allume toutes les lumières et à travers les larmes il implore cet homme qu'il n'a cessé d'aimer : Tue-moi.
Se délecter l'un de l'autre; chacun e proie à son propre effondrement, celui qu'elle voulu éviter, toute sa vie. Lui, la chute, elle, le retour à l'ennui, l'impassibilité, l'atrophie. Fini pour son cœur de battre, il va retrouver le rythme d'autrefois, celui de sa languide jeunesse. Jeanne se lève d'un coup, dernier sursaut avant le réendormissement prévu. Elle traverse le jardinet qui la sépare de la rue et marche, seule, lentement. Elle marche sas savoir où elle va. Absolument libre, absolument vide. Inanimée, indestructible, abjecte par défaut, Jeanne marche jusqu'au bout.
Il avait toujours prévu qu'un jour, en disant une parole de trop, en faisant u geste inapproprié, il déclencherait la guerre, la désolation, le carnage, mais il n'avait pas prévu que ça prendrait cet aspect. L'amour d'un père, ne cesse-t-il de se répéter tandis qu'il a mal. L'amour d'un père. Il ne doit pas le décevoir. Que ça cesse, vite, implore-t-il secrètement ! Attendre que ça finisse, alors que toute sa vie il a rêvé que ça commence. Ce soir-là, Martin comprend qu'une attente succédera à une autre attente. Et la douleur, rien que de la douleur. Il n'a que ça à espérer. Et c'est déjà beaucoup pour lui, lui qui ne mérite pas de vivre
Et s'il n'avait jamais voulu d'amis trop proches, c'était justement pour que personne ne s'aperçut que, sous son impressionnante carapace d'homme d'affaires, il n'y avait rien, rien que du sable ; même pas du sable : de la glaise, infiniment modelable. Et la peur qui l'étreint chaque nuit, et la peur qui le ronge dès qu'il se retrouve seul. L'insupportable folie du remord qui le submerge lorsqu'il est sans activité, livré à la vacance de la réflexion