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Critique de 4bis


Une amie qui me connait bien m'a offert En tenue d'Eve. Elle sait mon intérêt pour les questions féministes, mon goût des essais et l'ouverture que je manifeste pour ce qui touche au spirituel. J'avais aimé Vivre avec nos morts sans avoir été transportée. C'est-à-dire que j'avais trouvé le livre beau, inspirant mais aussi un peu trop en surface, cherchant un peu trop à parler à tous pour ne parler qu'à moi. Ca n'en reste pas moins un ouvrage rassénérant et le fait même qu'il existe et soit lu par des milliers de personnes fait advenir dans notre réalité un rapport beaucoup plus juste à cette dimension de la vie qu'est la mort.

En tenue d'Eve m'a atteinte car j'y ai découvert, non seulement un propos fécond, mais surtout une manière de réfléchir qui m'a conquise.

En science sociale, c'est au chercheur de définir le périmètre de son étude. Il vient circonscrire dans l'infini du réel, le champ de son objet selon un angle qu'il justifie méthodologiquement et, ou idéologiquement. Aussi, lorsque, lecteur, je l'accompagne dans la relation de sa recherche, suivant son raisonnement et acceptant la partition de ce qu'il étudie, je ne peux m'empêcher de songer à ce qu'il ne traite pas. J'ai toujours au fond de moi cette édifiante histoire des savants aveugles à qui l'on demande d'étudier l'éléphant en laissant les uns à proximité de la trompe, les autres des pattes, du flanc, des défenses… Evidemment, plutôt que l'animal entier, ils n'y voient que serpent, corde, mur ou arbre. Molière y aurait dénoncé le poumon et on se dit que tout de même, il est bien dommage de ne pouvoir penser qu'en taillant le réel en facettes.

Avec l'étude talmudique, ce n'est pas le chercheur qui définit son objet puisque celui-ci lui est tout entier contenu dans la Torah et qu'il est sacré. Si l'exégèse est infinie, toujours ouverte et jamais définitive, le point de départ au moins est circonscrit. Ca change considérablement les choses. Pour peu que l'on accepte ce principe, il n'y a pas d'ailleurs à la Torah et une bonne partie de l'esprit critique se trouve allégé de cette tension.

L'autre grande différence avec la démarche scientifique profane, c'est que l'exégèse, si elle tient compte des circonstances historiques de telle ou telle interprétation, si elle analyse l'hébreu utilisé en utilisant tout son savoir de linguistique diachronique, s'appuie également sur la sensibilité et l'imagination. Pas pour faire dire n'importe quoi, encore que si c'était fructueux, ce serait peut-être acceptable, mais pour faire advenir un sens possible, tisser autour du texte le voile dense d'une interprétation qui le dessine.

Depuis les rites qui accompagnent chaque moment de la liturgie juive jusqu'aux histoires qui sont racontées dans la Torah, tout invite à tisser une multiplicité de significations. La littéralité des prières et des gestes est le fondement d'infinies interprétations qui enrobent et protègent un accès au sens qui ne saurait être trop cru. Interpréter, c'est révéler, rendre hommage, éclairer et continuer de croire que le sens ne sera jamais épuisé.

C'est là que se fait la connexion avec le thème d'En tenue d'Eve. Avec la question du masculin et du féminin. de l'homme et de la femme. du voile et des restrictions qui leur sont imposées.

Je ne résumerai pas tout ce qu'explique Delphine Hortvilleur, je vous souhaite d'aller le lire vous-même. C'est passionnant. Mais elle pose la question du voile en relation avec celle de la distinction de ce qui n'est pas le même. Elle propose, avec d'autres exégètes, une relecture de l'ivresse de Noé alors qu'il vient de toucher terre à nouveau qui met magistralement en perspective la tentation de la régression, l'interdit de l'inceste. Elle explore les questions de la limite entre soi et l'autre, la fonction de la peau et du vêtement dans cette perspective, propose une définition du traumatisme comme celle d'une déchirure de l'enveloppe extérieure. La psychanalyse n'est jamais loin de ces analyses comme un complément indispensable, comme une résonnance.

A lire rapidement ce qui précède, on pourrait vouloir croire que l'objet de ce livre est de confirmer élégamment la relégation de la femme en dehors des instances de la cité, de la cantonner dans son rôle impur, dévouée aux fonctions reproductives. Ce serait un immense contre-sens. Delphine Hortvilleur revient sur les versets qui ont pu alimenter de telles pratiques et les éclaire différemment. Sous ses yeux, le même texte se pare d'un sens autre, miroite d'un autre possible bien plus incluant pour les hommes et pour les femmes. Elle montre aussi ce que le texte sacré recèle de possibilités pour considérer autrement la définition du féminin et du masculin. Ne pas les scinder en deux ensembles forcément distincts. J'ai ainsi été enchantée par la relecture de la Genèse où la création d'Eve de « côte d'Adam » redevient « côté » après qu'un faux-sens dans la traduction du terme hébreux aura été rectifié.

A la lumière de ses réflexions, on devine tout ce qu'il y a de non viril dans le masculin de l'homme juif, tout ce qu'il peut contenir de féminin. Ainsi, pour certains exégètes, c'est parce que l'homme contient un peu de féminin en lui qu'il peut être attiré par la femme. Par ce qu'il a de commun avec elle. Et vice versa.

Beaucoup plus subtile, le tableau qui s'anime sous nos yeux gagne aussi en profondeur, en densité. On est loin des injonctions binaires, des exigences sectaires et des assignations intransigeantes. C'est une invitation à chercher. A prendre pour guide un texte et à y trouver une infinité de fructueux chemins.

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