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Critique de gabb


Il y a les houellebecquophiles béats d'admiration devant l'insolente clairvoyance du maître, et les houellebecquophobes qui ne peuvent pas le voir en peinture.
Il y a les houellebecquiens en puissance qui partagent sa singulière vision du monde, et les houellebecquologues capables de disserter à l'infini sur la modernité de sa prose, de fustiger ses "emprunts" à Wikipédia, d'analyser son goût pour la provoc et la polémique, de pointer l'évidence ou le scandale de son Goncourt, de pérorer sur son sens aigu du marketing et de la communication, ou encore de s'épancher sur le caractère pour le moins atypique de son oeuvre (et sur celui tout aussi inclassable de ses "fantaisies" vestimentaires ou capillaires...)

Il y a en somme autour de "l'astre-Houellebecq" une foultitude de commentateurs-satellites, qui tous ont une opinion radicale du bonhomme ... et dans cette galaxie foisonnante il y a moi, modeste lecteur à l'orbite incertaine, sensible comme tout le monde à sa "force d'attraction" sans autant pour réussir à déterminer la nature exacte du phénomène. Gravitons-nous autour d'un soleil superbe, ou d'une obscure Étoile de la mort ? Michel Houellebecq : brillante supernova ou funeste trou noir ?
Une chose est sûre : ce n'est pas avec Plateforme (ma sixième incursion dans le sinistre univers de "l'enfant terrible des Lettres françaises") que je parviendrai à trancher cette épineuse question...

En effet, comme d'habitude, si j'ai bien souvent été impressionné par la plume aiguisée de l'auteur et par la terrible lucidité du regard qu'il porte sur la marche du monde, l'omniprésence flagrante de ses sempiternelles obsessions (à savoir le sexe, l'islam, le sexe, le déclin de l'Occident et le sexe) ont dans le même temps fini par me taper sur le système.
Nous voilà une fois encore en présence d'un CSP+ blasé, misanthrope et relativement peu sympathique, coincé dans une vie qu'il juge insignifiante et intimement convaincu que l'Homme n'est pas fait pour le bonheur. Bien, jusque là rien de bien nouveau.
Pour rester dans la plus pure tradition houellebecquienne, notre narrateur (prénommé lui aussi Michel, tiens donc !) est en outre un pur produit de la société de consommation occidentale - tout à fait conscient de l'être ! -, à la situation confortable mais sans ambition particulière sinon celle d'attendre patiemment la mort en répondant aussi fréquemment que nécessaire aux injonctions pressantes de ses gonades en perpétuelle ébullition.
Après tout, comme il dit, "les organes sexuels existent, source de plaisir permanente, disponible. le dieu qui a fait notre malheur, qui nous a créés passagers, vains et cruels, a également prévu cette forme de compensation faible. S'il n'y avait pas, de temps à autre, un peu de sexe, en quoi consisterait la vie ? Un combat inutile contre les articulations qui s'ankylosent, les caries qui se forment [...] le collagène dont les fibres durcissent, le creusement des cavités microbiennes dans les gencives").
Certes, c'est une façon de voir les choses...

Cette fois pourtant, à l'occasion d'un voyage en Thaïlande, notre Droopy neurasthénique retrouve un semblant de légèreté et d'enthousiasme en se découvrant un vif intérêt pour le tourisme et les séjours exotiques. Soleil, plages de sable fin, dépaysement et ouverture à de nouvelles cultures ? Penses-tu ! Ce qui motive véritablement Michel, c'est avant tout les salons de massages et autres bordels de Pattaya, qu'il ne manque pourtant pas de qualifier de "cloaque, d'égout terminal où viennent aboutir les résidus variés de la névrose occidentale" mais qu'il écume néanmoins sans vergogne et dont il vante autant la compétitivité des tarifs que la qualité des services rendus.
Et puis un beau jour notre brave touriste en goguette fait la rencontre de Valérie, une jeune parisienne qui voyage avec le même organisme que lui et qui manifestement partage son appétit pour "la chose". Avec le concours d'un troisième larron, haut placé dans un grand groupe hôtelier, les tourtereaux mettent alors sur pied un concept révolutionnaire (et lucratif !) de "tourisme de charme" (comprendre : système ludique, normalisé et rationalisé d'exploitation sexuelle dans les pays les plus miséreux du globe).
Quel coup de génie, n'est-ce pas ?
Et dire que ce projet est né de ce simple constat, tellement plein de bon sens : "Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d'autres pays, de la nourriture, des services et des femmes ; Européen décadent, conscient de ma mort prochaine, et ayant pleinement accédé à l'égoïsme, je ne voyais aucune raison de m'en priver."
Voilà voilà...

Vous l'aurez compris : Plateforme dérange, Plateforme effraie, Plateforme horripile.
Et c'est dommage parce que derrière cette surenchère d'indignités et de thèses nauséabondes (flirtant parfois avec la pédophilie), derrière cette abondance de scènes franchement pornographiques (dont la fréquence et la crudité augmente au fil des pages, à tel point que je me suis demandé plus d'une fois si vraiment ce roman était en "vente libre", accessible à tous les publics ?), bref derrière cette esbrouffe malsaine typiquement houellebecquienne l'auteur a quand même des choses à nous dire !
Des choses sur le ridicule clubs de vacances et les nuisances du tourisme de masse, des choses sur les échecs et les dangers d'une mondialisation devenue folle, des choses sur l'impasse de nos sociétés dites "civilisées" ("nous étions pris dans le système social comme des insectes dans un bloc d'ambre; nous n'avions pas la moindre possibilité de retour en arrière")...
Des choses enfin sur l'effondrement annoncé et les orientations mortifères de notre vieux continent :
"Jusqu'au bout je resterai un enfant de l'Europe, du souci et de la honte; je n'ai aucun message d'espérance à délivrer. Pour l'Occident je n'éprouve pas de haine, tout au plus un immense mépris. Je sais seulement que, tous autant que nous sommes, nous puons l'égoïsme, le masochisme et la mort. Nous avons créé un système dans lequel il est devenu simplement impossible de vivre; et, de plus, nous continuons à l'exporter."

Sur cette question, Houellebecq est clair, et je ne suis parfois pas très loin de partager son avis...
En ce qui concerne le point central du roman en revanche, à savoir la pratique du tourisme sexuel et la marchandisation des corps, sa position me semble moins tranchée. A-t-on vraiment affaire à une condamnation sans équivoque de cet esclavagisme moderne, ou bien l'auteur et son héros (que j'ai encore eu du mal, comme souvent, à distinguer l'un de l'autre...) témoignent-il d'une certaine complaisance envers ce triste commerce et ses plaisirs tarifés ?
Je crains hélas que cette question purement rhétorique "soit vite répondue", comme dirait l'autre.

Quoi qu'il en soit, Plateforme, publié il y a plus de 20 ans, n'était que le troisième roman de Houellebecq mais il portait déjà en germes les principaux axes de son oeuvre, qui continue malgré tout de m'interpeller...
Et quand son héros nous avoue "j'ai des doutes, de plus en plus en souvent, sur l'intérêt du monde qu'on est en train de construire", j'ai bien envie de lui répondre :
moi aussi, Michel, moi aussi.
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