AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HordeDuContrevent


Les visages inhumains de la grande famine russe…

La contemporaine Gouzel Iakhina a indéniablement hérité de l'art romanesque des grands auteurs russes. Comme eux, ses histoires incroyablement romanesques sont serties de précisions historiques mettant intelligemment le doigt sur les traumatismes de son peuple ; comme eux, elle sait offrir moult portraits de personnages ambigus décrits à la fois avec grandiloquence et finesse, des hommes et des femmes ni bon ni mauvais qu'elle traite avec réalisme, sans le moindre manichéisme ; comme eux elle se fait peintre via les nombreux clair-obscur savamment distillés qui donnent réellement l'impression d'avoir sous les yeux non pas des mots et des phrases mais une vaste galerie dotée d'une magnifique succession de tableaux aux scènes tour à tour tragiques et saisissantes ; comme eux, elle nous marque via moult images horrifiques et visuelles, ces images qui sont de celles marquant le lecteur au fer rouge à jamais.

Comme pour son livre précédent, Les enfants de la Volga, l'histoire est soutenue par plusieurs piliers, combo étonnant, récit gigogne entremêlant le conte, le fantastique, la poésie, le romanesque, et l'histoire politique et économique de la Russie du début du 20ème siècle. Alors que son précédent livre relatait la vie dans les colonies d'Allemands installés en Russie depuis le XVIII siècle et racontait l'histoire politique et économique de ce territoire sur les bords de la Volga au début des années 1920, près de la ville de Saratov, l'auteure s'empare ici d'une réalité historique tragique : la famine des années 1920 qu'a subie cette région. le nouvel état soviétique, après la Première Guerre mondiale et après la Révolution de 1917 n'arrive pas à nourrir la population. La collectivisation forcée des terres à coup d'impôts insoutenables pour les récalcitrants a en effet engendré une famine terrifiante en Ukraine, en Crimée, en Russie.

Le mot famine n'est pour nous qu'un concept, une idée. L'auteure nous plonge dedans, nous met la tête bien dedans, reliant à ce concept mille et une images. Une famine qui pousse à l'anthropophagie, à calmer sa faim en mangeant des soupes de sables, à sucer des cailloux, à se nourrir de poux, de semelles de cuir, de racines. Une famine qui pousse les mères à donner leurs enfants pour qu'ils aient un avenir meilleur, voire à les laisser en guise de nourriture, notamment aux loups affamés eux aussi, pour pouvoir sauver sa vie et celles d'enfants plus grands et plus robustes. La famine qui enlève toute humanité. Les très nombreux passages sur ce fléau, ses conséquences sur les organismes enfantins, les maladies dont elle est à l'origine (choléra, typhus, gonflements…), les millions de morts qu'elle engendre, n'interdit pas Gouzel Iakhina de distiller de la poésie, et même un certain humour, et c'est bien cette osmose-là qui est incroyable et qui donne du charme au livre malgré l'horreur racontée.

Pour tenter de sauver quelques centaines d'enfants de la famine, le gouvernement soviétique met sur pied des convois d'évacuation pour eux. C'est l'un de ces trains que l'officier de l'Armée rouge Deïev prend en charge, avec à son bord cinq cents enfants, qu'il doit acheminer de Kazan, la capitale du Tatarstan, jusqu'à Samarcande (une carte en tout début du livre nous permet de suivre leur périple à travers la Russie). Pour atteindre le Turkestan, terre d'abondance épargnée par la famine, il faut faire un long voyage de milliers de kilomètres à travers les forêts de la Volga, les steppes de l'Oural, puis les déserts d'Asie centrale. Chaque arrêt est l'occasion de s'imprégner des paysages très divers. Vu l'âge des enfants, de 2 à 12 ans, enfants affamés, orphelins ou vagabonds, il est facile d'imaginer que ce road-movie ne sera pas une sinécure, ce d'autant plus que les adultes ne sont pas nombreux pour cette armée d'enfants : il y a Deïev, la commissaire Blanche, femme forte et charismatique, douze nurses, un jeune cuisinier et un vieil infirmier dénommé Boug.
Chaque arrêt va être l'occasion pour eux de trouver à nouveau de la nourriture, de l'eau, du charbon, du savon, de la viande…entre la bonté miraculeuse de quelques personnages rencontrés, la chance de Deïv, les maladies contractées, la mort qui va frapper malgré toute la volonté désespérée des adultes, les essais infatigables des enfants des rues pour rejoindre ce convoi de l'espoir, le train va avancer cahin caha avec son lot d'horreurs, d'espoirs et quelques moments d'une beauté fulgurante.

Au-delà de la famine dont les ravages sont stupéfiants, je suis durablement marquée par quelques scènes qu'il me semble avoir vécues, vues, ressenties. Ce village sous la neige aux isbas vides et glacées, tous les habitants réunis dans une seule isba pour se tenir chaud, sans n'avoir rien à manger, il me semble l'avoir traversé moi aussi, avoir senti les odeurs fétides flottant dans cette isba remplie de corps monstrueusement maigres ou monstrueusement gonflés, entassés…ou encore la découverte des enfants grabataires au dernier stade de la faim dont la description est d'un réalisme glaçant, il me semble les avoir portés. Je pense aussi aux instants d'amour entre Deïev et Blanche, dans ce wagon au décor rococo, j'en ai été témoin discrète. L'histoire de ce petit garçon aussi qui en est venu à se mettre sur les rails, attendant l'arrivée du train pour en finir, le même qui a vu sa soeur dévorée par les loups et qui a retrouvé sa mère morte, j'ai lu dans ses pensées et ai été très émue. Et je pourrais en citer tant d'autres…L'auteure raconte tellement bien que nous voyons les scènes, nous sommes dans le train, à tanguer avec ces cinq cent enfants, nous sentons les odeurs, percevons la psychologie très subtile de chaque personnage qui deviennent d'autant plus attachants, sommes enveloppés par l'ambiance si singulière que distille l'auteure…

« Parfois, des juments s'ébrouaient. Les corbeaux croassaient souvent, ils étaient des nuées. Maigres, les plumes hérissées, ils sautillaient sur les toits, atterrissaient sur les sièges des chariots et les harnais des chevaux, fourrant partout leurs becs éhontés dans l'espoir de rafler quelque chose. Un épouvantail était dressé sur le faite de quelques grandes, mais les oiseaux ne craignaient rien : ils se posaient sur les mannequins, sur leurs bras écartés, et tapaient méchamment du bec sur leurs têtes, des pots fendus (Deïev remarqua que l'un des épouvantails était vêtu d'une soutane, un autre, d'un frac tout déchiré). Plus ils avançaient, plus les corbeaux étaient nombreux, et leurs cris bruyants. Et l'air était de plus en plus épais : les objets apparaissaient à travers une brume blanchâtre, les contours perdaient leur netteté ».

Chose à souligner aussi, comme pour son livre précédent, ce livre se démarque également par sa facette fantastique, voire magique, facette moins présente que dans Les enfants de la Volga mais cependant bien là, donnant à cette histoire une touche étonnante, tel un piment venant rehausser un plat, le fantastique colore par moment le récit. Citons par exemple les visions hallucinantes d'un enfant à l'article de la mort attaqué par un Pou qui m'a fait penser immédiatement à Kafka…

« le Pou tressaillit devant l'odeur de sang frais. Il hésita encore un instant, bougeant le museau, puis arracha ses griffes-serpes de la couchette et, crissant sur le sol, se précipita vers Senia. Sa panse grasse traina sur les planches et manqua d'arracher sur son passage les châlits solidement arrimés (…) Derrière lui, il entendait déjà grincer les serpes du Pou. Celui-ci avait de la peine à avancer sur la surface lisse : il était contraint d'enfoncer l'un après l'autre ses crochets dans le fer, gauche-droite, gauche-droite, et de progresser ainsi, par à-coups, comme s'il ramait sur le toit. Sa panse à la peau épaisse heurtait les tuyaux, et on distinguait de grosses lentes qui roulaient à l'intérieur de l'animal »…

La poésie est bien présente et émane des enfants eux-mêmes. N'ayant aucune possession, même pas des habits ou des chaussures, privés de parents et de maison, et souvent même de souvenirs d'enfance, les enfants ne sont maitres que d'une chose : la langue. C'est leur richesse, leur patrie dont ils inventent de nouveau territoires. Un trésor qu'ils ne peuvent pas perdre pendant leurs errances, pendant les rixes, un trésor inusable et qui, au contraire, s'enrichit avec le temps. Un trésor qui ne trahit pas et reste toujours avec eux.

« Les enfants aimaient les rimes – non, pas celles des poètes, mais celles qu'ils inventaient eux-mêmes. Les plus entreprenants composaient des strophes. Les plus timides répétaient ce qu'inventaient les autres. Chaque situation, l'événement le plus élémentaire, comme une bousculade dans la queue de distribution du repas ou le compte des poux sur sa chaise, pouvaient être immédiatement transformés en consonances sonores. C'était une chose de menacer de taper le nez. Une tout autre, de proférer cette menace en vers : « J'vais t'écraser le groin / T'en as bien besoin ». C'était une chose de ne pas croire quelqu'un et de le lui dire. Une tout autre, de prononcer avec mépris, plissant les yeux : « Ton clapet pue les cabinets ».

La poésie est également très présente dans les moments d'humanité qui ponctuent le récit comme le « mariage » des enfants, l'amour naissant entre Deïev et Blanche, les gestes de tendresse de Fatima, les gestes de bonté surgissant au milieu de la barbarie, la solidarité des enfants entre eux…


L'écriture de l'auteure honore à merveille la nature et la femme. Comme dans son précédent livre, les femmes ici sont des êtres forts, stables et visionnaires. La flore, la neige la Volga, la steppe sont magnifiés. Gouzel Iakhina utilise les jeux de lumières, les couleurs, les odeurs et les sons, ainsi que de nombreuses personnifications pour sertir son roman de descriptions inoubliables faisant souvent penser à des tableaux comme expliqué au début de mon billet.


Au final, ce roman est un roman extraordinaire, un livre intelligent et sensible, touchant et instructif, fort et bien écrit. C'est un grand roman dans la lignée des grands romans russes qui laisse au lecteur un savoir approfondi sur l'histoire russe servi par des images inoubliables, immersives et visuelles. L'auteure nous raconte l'horreur de la famine russe des années 1920 tout en développant avec virtuosité la psychologie de ses personnages, en magnifiant la nature traversée, avec poésie et magie. du grand art !


Commenter  J’apprécie          9342



Ont apprécié cette critique (88)voir plus




{* *}