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Critique de elisecorbani


Dans une interview en juin 2022, Gouzel Iakhina affirme raconter dans ses livres "des histoires d'humbles gens, d'humains qui vivent l'amitié, l'amour, la bienveillance, comme des antidotes face à la machine étatique. Dans mes romans, il y a le pire mais aussi le meilleur : des petites graines qui peuvent faire éclore un peu de bonheur par la suite…"
Le pire, c'est la brutalité et la crudité des faits historiques dans lesquels ces humains sont empêtrés inextricablement. le meilleur, c'est le pouvoir intense de la littérature qui le fait surgir, pour autant que je puisse juger avec cette première lecture de cette autrice.

J'ai retrouvé dans ce Convoi pour Samarcande le contexte terrifiant qui s'esquisse dans les nouvelles d'Isaac Babel, que j'ai découvertes il y a quelques semaines. Guerre civile, collectivisation, dékoulakisation, une série d'événements traumatiques accompagnant la jeune révolution russe, et que je n'avais pas encore abordés dans mes lectures soviétiques, plutôt inscrites dans la période stalinienne. Plongez dans ces histoires humbles aux côtés de Babel ou de Iakhina, mais n'espérez pas ressortir indemnes...

Dans ce roman, le spectre, l'ennemi, c'est la faim. La famine qui a ravagé la région de la Volga dans les années 1920, nous apparaît par le pouvoir de la littérature, dans son essence envahissante, dévorante, avilissante, déshumanisante. L'ensemble de la narration, ample et qui se déploie sur différents points de vue, se construit autour de cette famine, si inconcevable pour nous, privilégiés et nantis. Famine face à laquelle un étrange convoi de bric et de broc va résister par miracle, pour tenter de sauver à travers quelques dizaines d'enfants quelques miettes d'humanité. Quelques enfants pour 2 millions de morts...

Gouzel Iakhina est tatare, population turque de Russie, qui a été durement touchée par cette famine, à moitié décimée au cours de ces terribles années. Elle a fait des recherches, parmi des documents historiques qui n'intéressent personne. Elle fait revivre ces souffrances et ces traumatismes enfouis, ces blessures jamais cicatrisées. Par la forme romanesque, elle cherche à faire surgir la lumière du fond de ces ténèbres.

Convoi pour Samarcande est un roman qui questionne la fraternité. Comment vivre en frères et soeurs quand la violence, l'absurdité, le manque de tout, la privation de liberté semblent avoir anéanti toute humanité ?
Le héros du roman, Deïev, incarne cette question, dans ses rapports avec tous les personnages, et particulièrement avec Zagreïka, garçon autiste qu'il recueille et va sauver autant qu'il va le martyriser. Abel et Caïn, impossible fraternité... Impossible espérance de vouloir sauver qui que ce soit, y compris soi même, au risque de devenir un bourreau...

Cette relation terrible et déchirante est à mes yeux le noeud du roman. Elle donne au propos de l'autrice une dimension mystique, peut être évangélique. Je ne sais pas si Gouzel Iakhina est chrétienne... Mais à la lecture du dernier paragraphe, comment ne pas penser au soleil qui se lève sur les justes et les injustes de l'évangile de Matthieu ? Soleil qui est celui, rouge, de l'espérance soviétique... Comment ne pas ressentir la condamnation à l'errance de Zagreïka comme un signe de l'échec annoncé de cette fraternité promise par le communisme, qui veut s'imposer par la violence et la haine ?

"Trois personnes s'éloignaient dans des directions différentes : un homme, une femme et un garçon. Deïev dans un train vers l'ouest. Blanche dans une voiture cahotant vers le sud. Zagreïka, aveugle, avançait à tâtons le long des rails, marchant vers le nord - il cherchait son frère. Il savait qu'il ne cesserait jamais de le chercher.
À l'est, un soleil jeune et rouge montait dans le ciel, les éclairant tous."
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