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Critique de Dandine


Apres Balun Canan m'est venue l'envie d'enfiler mon deguisement d'explorateur et de m'enfoncer plus profondement dans la jungle de la litterature indigeniste sud-americaine. Je commence par l'Equateur avec ce livre de Jorge Icaza.

Je vais le dire tout de suite, Huasipungo est beaucoup moins complexe, beaucoup moins subtil, beaucoup moins ambitieux, dans la forme comme dans le fond, que Balun Canan. Mais il prend le lecteur a la gorge et le laisse, une fois sa lecture finie, consterne.

Rien ici d'une ancienne culture culture indienne, dans ce cas la culture quechua. Rien sur leur ancienne histoire, rien sur leurs anciens mythes, rien sur une quelconque cosmogonie. Il n'y a que le present qui interesse l'auteur, le present du debut du 20e siecle. La situation des indiens en Equateur, dans les campagnes. Leur statut de serfs exploites a mort (une expression qui prend ici son sens le plus extreme) par les grands latifundistes blancs, avec la complicite de l'eglise et l'appui inconditionnel des autorites politiques. Les proprietaires terriens “pretent” un petit lopin de terre aux indiens, un “huasipungo”, et en contrepartie recoivent leur force de travail, tant qu'ils ont besoin, en realite tant qu'ils veulent, sans avoir a les payer. Corveables a merci. Et ce huasipungo ils peuvent le reprendre quand ils veulent, les indiens n'y ayant aucun droit juridique de propriete. Dues a cette exploitation systematique, a l'injustice, aux humiliations, aux expoliations et aux deplacements, aux viols, aux punitions qui vont jusqu'au meurtre, les conditions de vie des indiens sont infrahumaines.
Mais les indiens semblent accepter cet etat de choses. Leur attitude est une de resignation face a leur destin. Ils assistent impassibles aux bastonnades, aux fouettages des leurs. Meme voyant leurs camarades mourir au travail ils poursuivent la tache qui leur est imposee, dans ce cas la construction d'une route. Quand pour continuer a la construire on les empeche d'essayer d'endiguer le torrent qui va detruire leurs chaumieres, ils se taisent. Quand on leur nie toute aide, tout refuge, ils ne se revoltent pas. Ils ne questionnent pas l'ordre des blancs mais semblent trouver normal leur etat d'inferiorite. C'est ce que leur a inculque l'eglise, le cure du lieu, celui qui detient le pouvoir de dechainer les fureurs de “Taita Dios”, Pere Dieu.
Dans les nombreux dialogues ou ils interviennent, apparait l'amour qu'ils portent pour leurs conjoints, pour leurs enfants, leur compassion pour ceux qui souffrent, mais aucune velleite de changement. Et l'auteur doit faire intervenir un narrateur externe qui se fait l'interprete de leur desarroi, de leur douleur intrinseque.
A travers ce narrateur la critique de l'auteur est implacable face aux pouvoirs economiques, politiques, religieux, qui tous montrent un meme egoisme, un meme mepris envers les indiens, une meme inhumanite. Mais les indiens ne s'en sortent pas beaucoup mieux. Ils sont tous alcooliques a un degre ou un autre, souvent violents envers leurs femmes et négligeants envers leurs enfants, la religion qu'on leur inculque devient fruste superstition, ils sont soumis jusqu'a l'irresponsabilite et ne font montre d'aucune solidarite. le narrateur (et l'auteur) les plaint, il est clair qu'il est de leur cote, mais en aucun cas il ne les place dans la categorie du “bon sauvage”.

Quand en fin de compte il y en aura un qui, pousse a bout, estropie, chasse de son huasipungo apres avoir perdu femme et enfant, embouchera un cor de revolte au cri de “Ñucanchic huasipungo!” (= le huasipungo est a nous!), on le suivra, mais apres un premier pillage du domaine du grand proprietaire commence une certaine debandade. de toutes facons ils n'avaient aucune chance, au bout de quelques jours on envoie la troupe qui fait un massacre sans discernement. L'horreur.

L'indigenisme de Icaza n'est pas la defense d'une certaine culture indienne, quechua, les indiens qu'il met en scene n'en presentant aucune facette, mais un requisitoire contre l'exploitation des indiens par un proto-capitalisme brutal. C'est cet aspect de l'oeuvre qui a fait son succes, en Equateur pour des raisons sociales evidentes, et a l'exterieur parce qu'on y a vu un exemple de realisme social et de proteste contre l'injustice economique, voire une oeuvre anticapitaliste. C'est dans cette optique que les anciennes Edititions Sociales Internationales (liees ou appartenant au parti communiste) ont ete les premieres a traduire ce livre en francais, des 1938 (l'original espagnol etant de 1934).

Mais l'indigenisme de Icaza est aussi, et peut-etre surtout, dans la langue qu'il emploie. On ne peut lire ce livre sans un glossaire. Comme il se veut au plus pres de la langue parlee par les indiens, les metis, ou les blancs, il seme a tout vent des locutions particulieres a l'Equateur de l'epoque (l'indien est denomme “rosca” ou “chagra” ou “concierto” ou “natural”, ca depend par qui), d'autres metissees, moitie quechua moitie espagnol, et certaines que j'oserai traiter de batardes, moitie espagnol ancien moitie espagnol moderne. Les differences d'expression des differentes ethnies ou classes sociales (les indiens s'exprimant souvent par mots isoles ou couples de mots, les phrases restant l'apanage des puissants) alimente la portee indigeniste de l'oeuvre, lui donne du poids et est a mon avis la plus grande reussite de ce livre, plus que son cote social. Meme si sa denonciation de l'exploitation, de l'esclavage ethnique de l'epoque resonne encore fortement aujourd'hui.
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