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Critique de colimasson


Le Travail fantôme est constitué de cinq essais qui découlent des expériences atypiques vécues par Ivan Illich en Amérique latine. On imagine très bien que c'est à partir de son décloisonnement d'avec les sociétés conventionnelles de l'Occident que le sociologue a réussi à prendre un recul tel que sa pensée peut prétendre à être unique. En observant les différences qui régissent les structures dans lesquelles il a passé une durée plus ou moins longue de sa vie, Ivan Illich a réussi à faire ressortir les tournants majeurs des sociétés occidentales au cours des siècles passés.


Dans cet essai, le sociologue progresse pas à pas. Ils nous propose tout d'abord de réfléchir à la colonisation du secteur informel, avant d'évoquer les valeurs vernaculaires, la répression du domaine vernaculaire et son opposé de la recherche conviviale qui mènera enfin à la définition du concept qui donne son titre au livre : le travail fantôme.


Le développement est logique. Suivant un constat selon lequel le secteur de l'informel –ce qui relève de la vie privée et des occupations non-productives (du point de vue économique)- serait sans cesse envahi par le monnayable –l'école pour l'apprentissage et l'éducation, l'hôpital pour la convalescence, les biberons pour l'allaitement, les maisons de retraite pour les parents âgés, le psychologue pour le lien social…- Ivan Illich introduit la notion du « vernaculaire ». Il explique son choix par l'étymologie :


« le mot « vernaculaire », emprunté au latin, ne nous sert plus qu'à qualifier la langue que nous avons acquise sans l'intervention d'enseignants rétribués. A Rome, il fut employé de 500 av. J.-C. à 6OO ap. J.-C. pour désigner toute valeur engendrée, faite dans l'espace domestique, tirée de ce que l'on possédait, et que l'on se devait de protéger et de défendre bien qu'elle ne pût être un objet de commerce, d'achat ou de vente. Je propose que nous réactivions ce terme simple, vernaculaire, par opposition aux marchandises et à leur ombre. »


Toujours en restant dans le domaine du langage, Ivan Illich s'empare du cas Nebrija pour illustrer sa notion. Cet « espagnol », auteur d'une grammaire castillane, a insisté sur l'importance d'uniformiser la langue et d'éliminer ses patois locaux afin d'affermir la puissance royale et chrétienne de la nation, qu'il s'agisse d'assujettir ses habitants ou de faire une démonstration de sa puissance vis-à-vis des étrangers. Ivan Illich y voit le présage de toutes les métamorphoses à venir au sein de la société industrielle :


« Ce passage du vernaculaire à une langue maternelle officiellement enseignée est peut-être l'évènement le plus important –et pourtant le moins étudié- dans l'avènement d'une société hyperdépendante de biens marchands. le passage radical du vernaculaire à la langue enseignée présage le passage du sein au biberon, de la subsistance à l'assistance, de la production pour l'usage à la production pour le marché, des espérances divisées entre l'Eglise et l'Etat à un monde où l'Eglise est marginale, la religion privatisée, et où l'Etat assume les fonctions maternelles auparavant revendiquées uniquement par l'Eglise. »


Pour se définir à l'opposé de cet exemple nocif, Ivan Illich cite Hugues de Saint-Victor. Doit-on l'appeler « philosophe », « homme de sciences », « penseur » ? On n'oserait trancher, en tout cas pas devant Ivan Illich qui semble vouer à Hugues de Saint-Victor une admiration sans faille qui dépasse l'expression verbale. Il définit le type même de la recherche conviviale -qui avait déjà fait l'objet d'un essai d'Ivan Illich-, image de l'homme qui se livre à l'apprentissage dans le plaisir, non dans l'objectif de soumettre l'inconnu à sa domination humaine, mais afin de poursuivre plus loin vers l'inconnu dans une quête dénuée de tout aboutissement. Bien sûr, on comprend tout de suite en quoi la recherche conviviale s'oppose aux bureaux de R&D ou à la science des machines, entièrement tournée vers la production pour l'homme et pour la rentabilité économique.


Tout cela posé, Ivan Illich arrive enfin à la dernière partie de son essai et nous retrace l'historique de l'apparition du travail fantôme, qui ne doit être confondu ni avec le chômage, ni avec le travail salarié :


« Pour saisir la nature du travail fantôme, nous devons éviter deux confusions. Il n'est pas une activité de subsistance : l'économie formelle s'en nourrit mais non la subsistance sociale ; il n'est pas non plus un travail salarié sous-payé. Il est un travail non-payé dont l'accomplissement permet précisément que des salaires soient payés. »


Le constat d'Ivan Illich est donc effrayant : plus aucune dimension de notre vie privée ne serait épargnée par le travail de la machine économique, dont nous dépendons entièrement, jusque dans la constitution de notre famille ou dans nos choix de vie les plus anodins. Sous une apparence maternelle, la société s'introduit jusque chez nous et nous impose, sous couvert de bons sentiments, des services soumis aux règles de l'économie classique qui viennent rendre obsolètes ce qui relevait jusqu'alors du « vernaculaire ». Ivan Illich répond aux contestations qu'on pourrait lui faire : non, nous ne sommes pas obligés de souscrire à tous les services « obligatoires » ou « recommandés » par la société (transports publics, école, hôpital, alimentation industrielle, etc.). Mais tout de même…rares sont ceux qui peuvent s'en détourner, et ceux-ci constituent les derniers privilégiés de notre société moderne.


La réflexion est intéressante, cela ne fait aucun doute, et explique une partie du malaise dont la population occidentale se dit aujourd'hui largement victime. Malheureusement, Ivan Illich n'échappe pas aux propres travers qu'il dénonce. Je pense aux nombreuses dualités qu'il met en jeu et qui opposent par exemple vernaculaire et économique, convivialité et travail, industriel et individuel… dans une vision parfois réductrice qui semble n'avoir qu'un seul objectif : se faire le contempteur d'une société moderne qui a perdu le charme des siècles précédents. En ce sens, le discours du sociologue sonne souvent sur le ton du désespoir et tout son texte est bercé par cette litanie : « C'était mieux avant », ou par sa variante : « C'est mieux ailleurs ». Mais hormis le voyage dans le temps, ou le déménagement hors de la société occidentale, Ivan Illich ne propose pas de solution concrète. On se contente alors de sa réflexion pure, qui ne remplit aucun critère du rendement productif. Totalement stérile mais d'une beauté absolue, elle correspond tout à fait à sa démarche de la Recherche conviviale, et il faut avouer qu'on y goûte avec un triste plaisir.
Lien : http://colimasson.over-blog...
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