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Critique de Pujol


On t'avait quitté Fabio, dans ton frêle esquif, à l'entrée du port de Marseille. Lové sous des couvertures, ton Lagavulin tourbé sous la main. Aux premières loges de l'aube sanguine se déversant sur le théâtre désabusé de la ville. Lole à tes côtés. Enfin. Quelque chose qui pourrait s'approcher du bonheur.

Et nous te retrouvons ici, dans les premières pages, démissionnaire de la police après avoir collé une droite sucrée à un commissaire. Conséquence logique. Tu pensais sûrement semer le drame qui te colle au cul depuis le précédent tome en prenant ainsi ce brusque virage professionnel. Mais la camarde te suit de trop près.

Terminus. Tout le monde descend. Ou se fait descendre.

Encore une fois, tu te retrouves face à un cadavre ami. Et tu dois t'agenouiller pour bien t'assurer que oui, cet homme allongé sur le bitume, tu le remets trop bien. Comme si le destin et la mort désiraient dans cette macabre génuflexion t'adouber "Chevalier de la déveine". "Capitaine guigne".

"Je m'accroupis devant lui. Un mouvement qui m'était devenu familier. Trop. Autant que la mort. Les années passaient, je ne faisais que ça, poser un genou à terre pour me pencher sur un corps. Merde ! Cela ne pouvait recommencer encore, et toujours. Pourquoi ma route était-elle jonchée de cadavres ? Et pourquoi était-ce de plus en plus souvent ceux de gens que je connaissais ou que j'aimais ? [...] La mort ne me lâchait plus, comme une espèce de poisse dans laquelle, un jour, j'avais dû foutre les pieds. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Bordel de merde !"

Cette odeur lancinante et nauséeuse ne va dès lors plus te quitter.

Car désormais, outre le cercle amical c'est dans ta famille même que la faucheuse vient frapper. Ton petit cousin, le fils de la belle Gélou, étendu raide. Alors tu ressors les hameçons et les esques. le milieu marseillais ne te suffit plus. Tu ferres la Camorra napolitaine, les barbus du FIS qui ont lu le Coran en courant, le FN qui entretient le brasier raciste, le blanchiment et les marchés immobiliers truqués.

Tu mijotes une bouillabaisse indigeste et fatale que tu agrémentes d'un peu de rouille de flics pourris, pour corser le tout.

Pourtant tu le sens. La machine est lancée."J'avais fumé plusieurs cigarettes, en regardant la mer, avant de me décider à bouger. Je savais ce que j'allais faire, et dans quel ordre, mais je me sentais lourd. Comme en plomb. Un petit soldat de plomb. Qui attendait qu'une main le manipule pour entrer en action. Et cette main, c'était le destin. La vie, la mort. On n'échappe pas à ce doigt qui se pose sur vous. Qui que l'on soit. Pour le meilleur et pour le pire".

Tu tentes d'échapper à l'inéluctable. Tu essaies tous les antidotes qui peuvent convoquer la vie en toi : la bouffe, la musique, la poésie. Tu sors de plus en plus en mer avec ton bateau, comme pour t'offrir des entractes. Des pauses que tu sais inutiles mais que tu ne peux t'empêcher de prendre. Une goulée d'air dans l'asphixie qui te guette. "Cela m'était essentiel de prendre, chaque jour, de la distance avec les humains. de me ressourcer en silence. Pêcher était accessoire. Juste un hommage, qu'il fallait rendre à cette immensité. Loin, au large, on réapprenait l'humilité. Et je revenais sur terre, toujours plein de bonté pour les hommes."

Tu fuis mais elle est là, douce salope, qui guette le faux pas qui t'enverra dans le décor du sentier de ta vie. Prête à tout. Patiente et sage comme l'éternité.

Alors tu plonges plus profond encore, dans les bas-fonds de la galère et tu y vas gaiement : dealers, toxicos, balances. C'est la "chourmo". Nom donné aux prisonniers de droit commun et aux esclaves qui au 17ème siècle servaient de moteur aux galères royales, enfermés dans l'arsenal de Marseille. Aujourd'hui, la chourmo c'est le quotidien de misère, les combines pour un billet, le chômage, la dèche qui referme ses serres sur les cous graciles. Mais c'est aussi une certaine solidarité. Ceux qui, enchaînés au banc de l'infortune ou au ban de la société, rament d'une même cadence.

Pour qui sait lire les signes que les dieux envoient pour alerter les hommes des embûches à venir, l'avertissement est clair : le malheur et sa mauvaise étoile sont bien là, tapis derrière les nuages. Pavie que tu croises dans ton périple et son prénom de désastre ne sont pas là pour rien. Pourtant Fabio, tu ne vois rien ou tu éludes.

Tu poses des colis piégés et tentes ensuite de les désamorcer avec la nonchalance suicidaire d'un démineur daltonien. Tu vis un présent dangereux noyé dans un passé éthéré qui ne passe pas. Tes fantômes continuent à te hanter, t'obséder. Lole s'est à nouveau déguisée en courant d'air, mais tu la vois partout. Tu discutes avec son absence. Tu étreins son parfum menthe basilic. Gitane à la fumée évanescente.

Marseille elle aussi voit ses souvenirs et ses antiques vestiges mis à nu par les tractopelles des promoteurs. Un hier qui gratte sous la surface des trottoirs mais qu'aujourd'hui ne veut plus entendre. Comme un vieux cadavre encombrant et demi-mort, mal enterré. Qui pue. Qui hurle la gloire ancienne dans le désert de la rue contemporaine et pressée.

Tu endosses les habits trop serrés du héros mythologique. Ulysse inversé. Tu invoques les morts au bord du Lacydon (la nekuia) et tu restes chez toi en rêvant d'un ailleurs, par delà les champs noirs des flots. Ta ruse te sort mille fois d'affaire mais à la fin, tout cela t'use.

Marin perdu. Tu prends l'amer sans larguer les amarres.

Les "où" qui nomment les chapitres font écho à ta divagation, à ton voyage immobile. Choeur triste et sombre qui rythme tes pas dans un chant lugubre.

"Un café brûlant à la main, je me plantais devant la mer, laissant mon regard errer au plus loin. Là où même les souvenirs n'ont plus cours. Là où tout bascule, au phare de Planier, à vingt milles de la côte.
Pourquoi n'étais-je jamais parti , pour ne jamais revenir ? Pourquoi me laissai-je vieillir dans ce cabanon de trois sous, à regarder s'en aller les cargos ? Marseille, c'était sûr, y était pour beaucoup. Qu'on y soit né ou qu'on y débarque un jour, dans cette ville, on a vite aux pieds des semelles de plomb. Les voyages on les préfère dans le regard de l'autre. de celui qui revient après avoir affronté "le pire". Tel Ulysse. On l'aimait bien, Ulysse ici. Et les marseillais, au fil des siècles, tissaient et détissaient leur histoire comme la pauvre Pénélope. le drame aujourd'hui, c'est que Marseille ne regardait même plus l'Orient mais le reflet de ce qu'elle devenait.
Et moi j'étais comme elle. Et ce que je devenais, c'était rien, ou presque. Les illusions en moins, et le sourire en plus, peut-être. Je n'avais rien compris de ma vie, j'en étais sûr. Planier d'ailleurs, n'indiquait plus leur route aux bateaux. Il était désaffecté. Mais c'était ma seule croyance, cet au-delà des mers.

Je reviendrai m'échouer dans le coeur des navires.

Ce vers de Louis Brauquier, un poète marseillais, mon préféré, me revint en mémoire. Oui, me dis- je, quand je serai mort, j'embarquerai dans ce cargo qui part, à destination de mes rêves d'enfant. En paix enfin."

La mer, l'amour et la mort. Ces trois-là sont connues depuis Troie sur les rives de "notre mer".

Les ombres grandissent sous le soleil du maudit. Cours Fabio, vis. Ne te retourne pas et souviens toi d'Orphée et de la malheureuse Eurydice.

L'escalier comporte trois marches. Plus bas, on y gémit et on y meurt. La cale sèche.

Ne suis pas le chemin qui descend. La pente. le trajet dit.

Zigzague. Surprends et déjoue la trilogie.
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