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Critique de Leo38000


La position revendiquée de petit-fils donne de la chair et du sang au récit rigoureux et documenté de l'historien que YJ ne cesse jamais d'être dans cet ouvrage.
Comme il l'exprime à plusieurs reprises l'histoire de ses grands-parents est aussi l'histoire de notre pays (et du monde) des années 30 et 40, et il n'est plus pertinent de distinguer la seconde de la première en l'affublant d'un h majuscule.

Beaucoup d'hypothèses et d'angles de vue sont originaux et pertinents, qui permettent de porter un regard différent sur les situations individuelles et collectives et aident à mieux les comprendre et se les représenter.

Un angle d'observation intéressant est celui qui consiste à établir un parallèle entre la condition de Matès et Idesa Jablonka à leur arrivée en France, en 1937 pour le 1er et 1938 pour la 2nde, et celle des demandeurs d'asile et sans papiers d'aujourd'hui.
Dans un contexte évidemment très différent iIs sont confrontés aux mêmes difficultés : démarches administratives interminables, humiliations répétées de la part d'une administration rarement bienveillante, exigences kafkaïennes de fonctionnaires généralement peu soucieux du sort des personnes qui s'adressent à eux, précarités matérielles et psychologiques.
(Il faut vraiment être énarque pour vouloir et savoir distinguer le « vrai » demandeur d'asile « honnête » et persécuté dans son pays, du prétendu profiteur qui décide de quitter son pays pour bénéficier des « largesses » de notre système social. Mais c'est une autre histoire....)
Matès et Idesa Jablonka sont arrivés à Paris au pire moment pour eux car en 1937 l'unité du Front Populaire a volé en éclat et l'antisémitisme gangrénait déjà la 3ème République. (YJ remarque assez judicieusement qu'en ce qui concernait l'antisémitisme le régime de Vichy ne serait pas en rupture avec les lois Daladier et Chautemps).

Un autre point de vue m'est apparu comme riche de perspectives nouvelles, rendu possible précisément par la position assumée de petit-fils, c'est la prise en considération des contradictions dans lesquelles les migrants tels que Matès et Idesa Jablonka se trouvaient alors.
Tous deux étaient des communistes purs et durs. (Tous les plus de 50 ans ont connu de ces communistes intransigeants mais qui étaient aussi les meilleures personnes du monde et n'auraient jamais fait de mal à personne. Décidément rien n'est simple).
Anti bourgeois, anti sionistes, internationalistes, ils souhaitaient voir la Pologne intégrer la sphère soviétique. A ce titre ils étaient pourchassés dans leur pays.
Ils étaient juifs. Et c'était l'autre cause de leurs malheurs, en Pologne d'abord, puis en France.

Arrivée en France Idesa a accouché d'une fille et s'est dès lors consacrée à sa famille
Matès, lui, a-t-il poursuivi son activité militante ? Ou trop occupé par les questions matérielles s'est-il contenté de se tenir informé ? Ou s'est-il complètement retiré de tout engagement politique ? Ces questions font partie des nombreuses qui restent sans réponse.
Mais on sait qu'en 1939 il s'est engagé dans la Légion Étrangère.
S'agissait-il d'un choix intéressé, d'une ruse pour obtenir des papiers et légaliser la situation de sa famille ? Peut-être, mais pas seulement.
Il s'agissait vraisemblablement pour lui de continuer à lutter contre le nazisme et l'antisémitisme. N'étant pas français il ne pouvait le faire dans l'armée française. Il ne pouvait pas davantage rejoindre l'armée polonaise, qui recrutait bien en France, mais pas ces juifs qu'elle avait déchus de leur nationalité polonaise.
Il s'est donc rabattu sur la Légion Étrangère, nationaliste et antisémite.
Il a été incorporé au régiment des étrangers, le plus mal équipé, le plus mal entraîné, le plus mal considéré par les autorités militaires, parce qu'on n'attendait rien de ce ramassis de juifs ou d'espagnols.

Lui le pacifiste, il choisit de se battre, premier déchirement ?
Contre l'Allemagne, alliée de l'Union Soviétique, son Utopie d'autrefois. Deuxième déchirement ?
Ce choix de participer à la guerre était contraire aux positions des communistes qui considéraient à cette époque que cette guerre était celle des impérialistes et de la haute finance, et qu'il valait mieux mener la lutte des classes à l'intérieur du pays que servir de chair à canon à ses frontières. Troisième déchirement ?
L'écheveau des contradictions dans lesquelles les gens de gauche de cette période étaient empêtrés est exposé ici avec beaucoup de précision, beaucoup de finesse et beaucoup de respect. C'est tellement rare que cela mérite d'être salué.

Matès et Idesa Jablonka ont été arrêtés le 25 février 1943.
On sait que leurs deux enfants, présents au moment de l'arrestation, ont été sauvés par l'aplomb d'un voisin et grâce au dévouement de leurs parents qui acceptèrent de les abandonner pour les sauver ; que Matès et Idesa Jablonka ne se sont pas laissé arrêter sans réagir ; que leur arrestation n'entrait pas dans le cadre d'une rafle générale mais consistait en une opération de police ciblée ; et que toutes les personnes considérées comme juives se trouvant dans l'immeuble au moment de cette opération n'ont pas été arrêtées.
La police venait-elle arrêter Matès et Idesa qu'elle recherchait depuis longtemps et dont elle avait finalement repéré la planque ? Venait-elle arrêter quelqu'un d'autre de précis et a-t-elle reconnu et arrêté, aussi, Matès et Idesa qui se cachaient dans le même immeuble et qu'elle recherchait depuis longtemps ? Venait-elle arrêter tous les juifs de l'immeuble mais en a-t-elle été empêchée par la réaction violente de Matès et la tentative de fuite de Idesa ?
Plus personne n'est là pour le dire et aucun document n'a été encore trouvé qui permettrait d'apporter une réponse définitive à ces questions.
Si ces doutes et le faisceau d'hypothèse auxquelles ils donnent lieu sont parfaitement assumés et acceptés par l'historien YJ, on comprend qu'ils constituent une souffrance pour YJ, le petit-fils de Matès et Idesa.

L'inévitable question à propos de ce que l'on savait alors de l'extermination des juifs est posée. La réponse toute en nuances d'YJ est parfaitement documentée. Elle est empreinte de la grande intelligence, de l'immense sensibilité et du souci permanent de vouloir comprendre sans juger dont l'auteur ne se départit jamais dans ce livre.

Matès et Idesa Jablonka disparaissent à Auschwitz, sans qu'on sache précisément quand et dans quelles conditions.
Idesa a-t-elle péri dans une chambre à gaz peu après son arrivée au camp ?
Matès a-t-il été affecté à un Sonderkommando, puis exécuté comme c'était la règle ? A-t-il participé à la révolte des Sonderkommando ? En a-t-il été un des organisateurs ?
Toutes les hypothèses sont documentées avec soin.
Les activités et conditions de vie des Sonderkommando, ces équipes chargées d'évacuer les cadavres des chambres à gaz et de les amener aux fours crématoires, sont décrites avec beaucoup de précisions, sans détour ni euphémismes.
Dans ce dernier chapitre l'historien exprime toute la douleur du petit-fils et le petit-fils proclame la vérité de l'historien.

Mais qu'on ne s'y trompe pas il n'y a jamais ici, ni à aucun moment dans ce livre, de pathos, ni de dédoublement de la personnalité. Nous ne sommes pas chez Docteur Jekill et Mr Hyde.
Le petit-fils et l'historien sont animés des mêmes sentiments, entraînés par la même énergie et avec ce livre poursuivent le même objectif : raconter l'histoire sans fin de Matès et Idesa Jablonka, sans occulter la peine, elle aussi infinie, de leur petit-fils, l'historien Yvan Jablonka.
A la fin du récit le lecteur se retrouve plus riche et de cette histoire et de cette douleur.
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