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Citations sur Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus (22)

Deux cartes postales. Sur le côté gauche, à l'encre bleu clair, un tampon rond de la Préfecture de police dans lequel s'inscrivent, en arc de cercle, les mentions : « Camp d'internement de Drancy » et « Bureau de la censure ». Sur le côté droit, un timbre couleur bordeaux de 1,20 franc à l'effigie du maréchal Pétain. Oblitéré. Le cachet de la poste en fait foi : « Drancy, 2-3-43 ». Une heure avant la déportation, les employés juifs des camps font le tour des chambres et distribuent une carte à chaque partant. On l'écrit à la hâte, appuyé sur le dos d'un voisin ou sur un mur : il faut faire vite, les voisins attendent le crayon, les employés vont bientôt revenir. Il est 5 heures du matin, en ce 2 mars 1943 : « Mes très chers enfants, nous vous écrivons cette carte à titre d'adieu... » Matès et Idesa ne peuvent écrire un si bon français. L'écriture du camarade bilingue qui recueille leurs dernières volontés occupe tout l'espace de la carte, jusqu'à en toucher le bord. Il fait quelques fautes d'orthographe, que je corrige dans la retranscription, comme on lisse le visage des défunts lors de la toilette mortuaire.
Les dernières lettres de Drancy sont souvent haletantes d'inquiétude et d'urgence, sans queue ni tête, et le désespoir se mêle à l'assurance que « le moral est bon », qu'« on se reverra bientôt ». Baisers, ultimes recommandations se mêlent aux soucis du quotidien qu'il faut régler au moment de partir : s'acquitter d'une dette, récupérer des clés, envoyer ou recevoir des vêtements, de la nourriture, de l'argent. Ces phrases déboussolées, ces propos décousus reflètent l'angoisse des gens qu'on arrache à la vie ; mais elles sont encore dans la vie. Pas celles de Matès et Idesa. Ces lettres d'innocents condamnés, je ne les lis jamais. Elles sont un bloc d'humanité nue et, quand on a la force d'y poser le regard, le temps s'arrête, on tombe dans une tristesse dans âge, sans fond, on se sent atteint d'un mal incurable. Matès et Idesa prennent congé de la vie. Ils ne savent pas avec notre savoir d'aujourd'hui, mais ils savent. Au seuil de l'autre monde – pas nécessairement la mort, mais un lieu où l'on n'a plus d'espoir, plus d'avenir, plus de joie, où l'on n'existe plus comme être humain –, leurs voix s'élèvent pour parler aux enfants une dernière fois, les embrasser, les consoler, leur demander pardon, leur insuffler assez d'amour pour toute la vie. Malgré les privations et l'épuisement, malgré le départ « sans effets ni provisions », rien n'occupe leur esprit que les enfants, et c'est pour organiser l'après. Cette abnégation d'êtres déjà abolis m'inspire une terreur sacrée (pp. 293-4).
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Les mots sont mensongers. A peine prononcés, ils trahissent le foisonnement des êtres, bafouent leur liberté. Quand je dis "Juifs", je referme sur mes grands-parents la chape identitaire que, toute leur vie, ils ont voulu faire sauter pour embrasser l'universel. Quand je dis "ma grand-mère" , tout le monde pense à une mamie aux bajoues duveteuses qui me prend sur ses genoux pour me lire un conte; mais Idesa est morte à l'âge de vingt-huit ans, et je suis déjà plus vieux qu'elle.
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Je ne sais pas s’ils auraient été fiers de moi comme je suis fier d’eux. Nul renoncement n’entame leur vie semée d’échecs. Leur rage d’émancipation les porte au-delà d’eux-mêmes. Ma révolte à moi, bien faible révolte en vérité, se dresse contre l’oubli et le silence, contre l’ordre des choses, l’indifférence, la banalité. Ma recherche touche à son terme, leur vie aussi. Mais cette fin est aussi une délivrance, car ils sont ainsi rendus à leur jaillissement natif, à leur débordement: des êtres irréductiblement, démesurément faits pour la vie. Au moment de la séparation, je voudrais leur dire que je les aime, que je pense à eux souvent, que j’admire leur vie telle qu’il l’ont vécue, leur liberté telle qu’il l’ont brandie, que j’éprouve de la gratitude à leur égard parce que ma vie en France, dans un pays en paix, libre et riche, c’est à eux que je la dois-même s’ils ne voyaient peut-être pas les choses ainsi.
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Cette ville m'englue que j'ai envie de fuir, ce bled fantôme avec sa synagogue -friperie, son cimetière -parc, sa rue aux Juifs rebaptisée rue Neuve, son Rynek propret, ses concitoyens sans états d'âme.
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Tout le monde se souvient d'eux, et pour cause : ce sont les concierges des trois immeubles. Ils s'expriment par borborygmes, elle n'est pas aimable, lui est un rustre. (...)
Pourquoi ces concierges mal aimables, tout droits sortis d'une hutte au fond des bois, mènent-ils une existence digitale dans le centre de documentation juive ? Parce que, pendant la guerre, ils vont avertir les locataires juifs chaque fois qu'une rafle se prépare. Ils montent l'escalier, grattent à la porte et repartent sans un mot. Plusieurs familles sont ainsi sauvées, à plusieurs reprises. M. Georges aide aussi les mères à prendre le train pour aller voir leurs enfants cachés à la campagne. (...) Non pas des gardiens : des anges gardiens.
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p. 165 Faire de l’histoire, c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence, c’est tenter de substituer à l’angoisse, intense au point de se suffire à elle-même, le respect triste et doux qu’inspire la condition humaine.
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Vivre dans le passé, tout particulièrement dans ce passé, rend fou. Mais la vraie cause de mes insomnies, c'est l'échec. Au cours de cette recherche qui m’a fait explorer une vingtaine de dépôt d'archives, qui m'a fait rencontrer toutes sortes de témoin, qui m’ a mené en Pologne, en Israël, en Argentine, aux États-Unis, qui m'a fait travailler sur des textes en yiddish, hébreu, polonais, espagnol, anglais, allemand, j'ai donné le meilleur de moi-même, petit-fils et historien, attiré par la flamme nue de la vérité à laquelle nos cœurs tentent vainement de se cautériser. J'ai cherché à être non pas objectif -cela ne veut pas dire grand-chose, car nous sommes rivés au présent, enfermés en nous-mêmes -, mais radicalement honnête, et cette transparence vis-à-vis de soi implique à la fois la mise à distance la plus rigoureuse et l'investissement le plus total. La double nécessité de dire « je » et de fuir le ton emphatique et larmoyant que les circonstances pourraient justifier, le devoir de faire part de mes certitudes comme de mes doutes, de mes intuitions comme de mes renoncements, rendent mon travail intransigeant, un peu comme je me figure mon grand-père. Il est vain d'opposer scientificité et engagements, faits extérieurs et passion de celui qui les consigne, histoire et art de conter, car l'émotion ne provient pas du pathos ou de l'accumulation de superlatifs : elle jaillit de notre tension vers la vérité. Elle est la pierre de touche d’une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode.
Pourtant je n'éprouve aucune satisfaction. Je ne sais rien de leur mort et pas grand-chose de leur vie. (....) Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien. La seule consolation c'est que je ne pouvais faire mieux.
Je suis historien comme, à sept ou huit ans, je regardais avec terreur un livre d'astronomie annonçant, dans un milliard d'années, la destruction de la vie sur Terre par un Soleil devenu géant. Mais alors, il ne restera rien de nous, de notre maison, de notre rue, de nos livres et même de nos tombes?
.. Je suis historien pour réparer le monde.
Réparation du monde, tikkun olam en hébreu. Suis-je moi-même un de ces « Juifs non juifs », aussi radicaux que leurs pères parce que tout leur être se consume dans la recherche de la vérité ? Ce livre exprime ma fidélité au judaïsme, moi qui ne parle pas yiddish et qui me contrefiche de fêter Pessah. C'est le seul judaïsme dans lequel je me reconnaisse, avec celui de la mémoire et de l’ étude. Ni mes grands-parents, ni mon père, ni moi ne sommes « nés juifs », et la plaque commémorative scellée à l'entrée de l'école primaire de ma fille ne devrait pas cautionner cette interprétation : « Assassiné parce que les juifs. » Ceux qu'on pousse dans la chambre à gaz, c'est moi et ma famille, bien sûr, mais c'est aussi vous, avec vos enfants, vous, avec votre mère, votre frère, vos petits-enfants. Pourquoi vous ? Je ne sais pas, mais c’est vous. Et vous souffrez pour rien, et vous mourrez avant l'heure, sans laisser d'autres traces d'un dossier médical ou militaire, des lettres insignifiantes et une poignée de photos dans un album ou sur un compte Facebook. Mon histoire ne parle pas des juifs et encore moins « des juifs qui ont tellement souffert ». Dans la famille, on ne va pas la synagogue. Quel rapport Matès et Idesa ont-ils avec les notables juifs de Parczew sous qui voudraient les voir en prison, avec les bourgeois israélites de Paris effrayés par ces hordes de miséreux -sinon, justement, qu’on les enferme dans les mêmes wagons pour les mettre à mort ? Mais n'envisager que leur fin, c'est prendre le point de vue des bourreaux.
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[ ...]" une biographie ne vaut que si elle donne lieu à des comparaisons entre individus. L'étude de la neige humaine doit révéler en même temps la force d'entraînement de l'avalanche et la délicatesse irréductible du flocon." p.95
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Je crois que je suis devenu historien pour faire un jour cette découverte. La distinction entre nos histoires de famille et ce que l'on voudrait appeler l'Histoire, avec sa pompeuse majuscule, n'a aucun sens. C'est rigoureusement la même chose. Il n'y a pas, d'un côté, les grands de ce monde, avec leurs sceptre ou leurs interventions télévisées, et, de l'autre, le ressac de la vie quotidienne, les colères et les espoirs sans lendemain, les larmes anonymes, les inconnus dont le nom rouille au bas d'un monument aux morts ou dans quelque cimetière de campagne. Il n'y a qu'une seule liberté, une seule finitude, une seule tragédie qui fait du passé notre plus grande richesse et la vasque de poison dans laquelle notre coeur baigne. Faire de l'histoire, c'est prêter l'oreille à la palpitation du silence, c'est tenter de substituer à l'angoisse, intense au point de se suffire à elle-même, le respect triste et doux qu'inspire l'humaine condition.
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C'est possible que moi, en tant que démobilisé, je puisse venir à Paris, mais je me demande si c'est prudent de faire ça, étant donné que je suis un étranger volontaire et youpin.
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