AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de fulmar


« Il avait sa manière à lui de se relier à la nature. Il avait développé une présence attentive à l'environnement. Il habitait si petitement ce monde, mais il lui rendait, à sa manière, grandement hommage. C'était un invisible qui n'avait d'yeux que pour le visible. »

Cet extrait n'est pas de Roy Jacobsen, mais de Jean-Noël Rieffel, dans « Eloge des oiseaux de passage », dont je viens de faire la critique.
Le personnage dont il parle ne vit pas aux Lofoten. Il n'habite pas sur une île minuscule où les rares habitants doivent faire face à une nature hostile.

Il sillonne des rues résidentielles en jaune fluo, il croise à longueur de journée d'autres passants, pressés et concentrés, comme les jus de fruits qu'on met en bouteilles.
Ceux-là déferlent en tous sens, comme les torrents des montagnes, translucides et insouciants. Comme des fourmis affairées à leur unique préoccupation, ils avancent dans la masse, la tête en bas, pour se faufiler sans se toucher.
Ils regardent le sol, las, dodo si facile à mirer, mais ils dénotent, hors de portée, sans voir le va-et-vient cadencé du balai qui rythme les trottoirs, d'une lenteur monotone.
Entre les mains du gilet jaune au masque bleu, qui collecte feuilles mortes, papiers, tickets de métro et mégots de cigarettes.
Il ne respire pas l'air pur du large, n'a pas ce sentiment de solitude intemporelle, il n'est que le cantonnier d'une municipalité, si pâle, alité pas encore, mais insensible à ces humains qui l'entourent, qui ne le voient pas dans cette jungle urbaine où les sons ne sont que des bruits inaudibles et assourdissants.
Il fait fi de cette foule hagarde, il a les yeux rivés au ciel à scruter le moindre vol, à épier le discret pépiement, il observe le visible au naturel.

Les invisibles sont partout, aux yeux de tous, pour qui sait s'en servir.
Il y a soixante ans, le biologiste Jean Rostand s'interrogeait :

« Il est des moments où je me demande si nous ne serons pas les derniers amants du réel, les derniers à nous servir passionnément de nos yeux pour rendre justice aux féeries du visible. »

On ne sait plus se servir de nos yeux, alors que nous sommes de plus en plus nombreux porteurs de lunettes.
Triste paradoxe d'une société qui refuse de voir le détail, obnubilée par l'effet de masse qui obscurcit l'horizon. Habituée aux écrans réducteurs, notre vue se rétrécit, et n'arrive plus à voir l'essentiel.
Même dans le brouillard, les îliens autochtones gardent une visibilité intacte. Ils connaissent leur environnement à la perfection, se réfèrent à tous les endroits qu'ils ont sillonnés, qu'ils ont imprimés dans leur mémoire, sans GPS.

C'est l'histoire d'une famille qui vit sur une île, au large de la Norvège, seule occupante des lieux vu la petitesse de l'endroit. Nous sommes au début du XXe siècle et Ingrid est une petite fille qui va être baptisée ; nous la suivrons jusqu'à l'âge adulte et c'est à travers elle que nous voyons d'abord le reste de la famille. Il y a là le grand-père Martin, puis les parents d'Ingrid, Hans et Maria, et la soeur de Hans, Barbro, un peu simplette.
La vie est dure sur l'île, le quotidien difficile, le père part tout l'hiver pêcher aux Lofoten. Ils ont tout juste le nécessaire et doivent se montrer ingénieux pour assurer leur subsistance dans ce lieu battu par les vents, livrés aux éléments où ils restent parfois isolés quelques jours parce qu'ils ne peuvent pas prendre la barque qui les mène au continent, juste en face. Là, se trouve l'usine avec laquelle ils font quelquefois commerce.
« Mais une île, c'est grand comment ? Il y a à peine un kilomètre du nord au sud et un demi-kilomètre d'est en ouest, elle possède de nombreuses buttes, des creux de terrain, des vallées herbeuses, elle est découpée par des criques profondes, des pointes tourmentées et trois plages blanches. Et même si, par une journée normale, ils peuvent surveiller les brebis du haut de la cour de la ferme, ce n'est pas si simple de garder un oeil sur elles quand elles se couchent dans les hautes herbes. Et cela vaut aussi pour les gens, même une île a ses secrets. »
Le roman se déroule sur un mode contemplatif, si l'environnement est rude, il est aussi magnifique, surtout à l'époque où le soleil ne se couche pratiquement plus. L'auteur ne décrit pas par le menu ce que pensent les personnages, mais nous le comprenons facilement à travers les actes des uns et des autres. Toute une vie palpite derrière une apparente immobilité. L'isolement rend les liens plus forts entre les membres de la famille. La pauvreté règne, mais Hans s'efforce de trouver des solutions pour améliorer leur vie.
Maria sait rester à sa place mais n'est pas une épouse inexistante. Elle a son mot à dire et ne se gêne pas pour le faire quand les décisions de Hans ne lui conviennent pas. Les caractères sont bien trempés. Ingrid observe toute cette vie autour d'elle et engrange les informations qui pourront lui être utiles plus tard.
L'île n'est pas loin de la côte et il y a des allers-retours fréquents, pour les achats, aller à l'école, éventuellement travailler. Il y a quelquefois des visiteurs, pas toujours bienveillants. Les années passent, avec leur lot d'épreuves, mais toujours les occupants reviennent dans l'île, leur point d'ancrage. Leur lieu de confinement, où le silence n'est pas un vide, mais une absence de son qui s'écoute.
« Sur une île, le silence est plus brutal que celui qui peut s'abattre sur la forêt, sans prévenir. La forêt est souvent silencieuse. Sur une île, il y a si rarement du silence que les gens s'arrêtent net, regardent autour d'eux et se demandent ce qui se passe. le silence les étonne. Il est mystérieux, presque chargé d'espoirs, c'est un étranger sans visage vêtu d'un manteau noir qui arpente l'île à pas feutrés. Sa durée varie selon les saisons, le silence peut durer longtemps dans le gel de l'hiver, comme lorsqu'il y avait de la glace autour de l'île, mais celui de l'été est toujours comme une petite pause entre un souffle de vent et un autre, entre le flot et le jusant, ou pendant ce miracle qu'est l'instant où l'homme cesse d'inspirer avant d'expirer. »

La force du roman réside dans l'équilibre entre la description du quotidien et l'évolution des personnages auxquels on s'attache. Ils restent droits dans les épreuves, on ne triche pas dans un tel environnement et les enfants sont contraints de devenir des adultes avant l'heure, écrasés sous les responsabilités.
Les invisibles ne sont pas ceux que l'on croit. Ces îliens se connaissent tous, ils existent aux yeux de tous, bien plus que nous, anonymes dans la foule infernale. Ils ont soif d'idéal, montent les voiles, observent les étoiles, que des choses pas commerciales.
Leur ciel est clair, bien plus que nos idées, qui se donnent en spectacle sur les réseaux sociaux. Plus nous avons de suiveurs, plus nous sommes seuls.
Ils ne sont pas suivis, mais ils sont solidaires.
Leur décor est grandiose, nos écrans moroses.
Nous sommes un troupeau transparent muni d'oeillères.
Ce sont des invisibles qui n'ont d'yeux que pour le visible.
Un petit bonheur réconfortant.
Commenter  J’apprécie          207



Ont apprécié cette critique (20)voir plus




{* *}