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Critique de Bdotaku


« La Malinche » n'évoquait pour moi qu'une chanson du groupe « Feu Chatterton ! » jusqu'à ce que paraissent deux albums de bandes dessinées en 2021-2022 : « le songe de Malinche » de Gonzalo Suarez et Pablo Auladell aux éditions de la Cerise et « Celle qui parle » d'Alicia Jaraba aux éditions Bamboo dans la « collection « Grand Angle ». Pourquoi un tel coup de projecteur sur ce personnage ? A cause de la célébration du 500e anniversaire de la Conquista ? Parce que les biographies féministes sont à la mode ? ou bien parce que ce destin est tout simplement fascinant ?

Rien ne prédestinait Malinalli, fille d'un cacique du village d'Oluta à jouer un rôle déterminant dans les conquêtes entreprises par Hernan Cortès pour le compte de Charles Quint souverain d'Espagne et empereur du St empire germanique. Elle était appelée à un destin local : elle parlait un dialecte popoluca mais son père lui avait appris la langue nahuatl des Mexicas (les Aztèques) pour pouvoir négocier avec eux. Quand il a été pris par ces derniers et sacrifié à leur dieu de la guerre, sa mère s'est remariée au nouveau chef de la tribu et a engendré un fils qui prendrait la succession ; Malinalli a donc été vendue par sa propre famille à un chef maya. Elle a décidé d'apprendre la langue de son nouvel oppresseur, le chontal. Elle est douée, et ne s'arrêtera pas en si bon chemin …

Avec « Celle qui parle », Alicia Jaraba met en lumière une figure historique méconnue des lecteurs français malgré le rôle de premier ordre qu'elle joua auprès de Cortès dans la conquête des Amériques. Elle fut en effet moins interprète que négociatrice, convainquit certaines tribus de faire alliance avec les Conquistadores et prodigua à l'Espagnol des conseils avisés qui lui permirent d'asseoir son hégémonie. Les Mexicains portent sur elle un regard ambivalent : elle est perçue comme traitresse par les uns (ce qu'on observe également dans la bd) et son surnom a donné lieu à un nom commun « malinchismo » qui caractérise l'attitude de celui qui préfère ce qui est étranger et renie ses origines ; elle est aussi considérée au contraire par d'autres comme celle qui sut manoeuvrer Cortès et permit par sa mesure d'épargner bien des vies.

C'est cette dernière vision qui est privilégiée dans l'album, l'autrice rappelant d'ailleurs que les Aztèques sanguinaires étaient la cause de la ruine de Malinalli et de son père. Elle y mêle réalité et fiction, comblant les « failles » de la biographie de ce personnage très brièvement évoqué dans les « Chroniques ». Son oeuvre s'arrête au moment de la conquête car ce qui l'intéresse vraiment, c'est le parcours de la fillette à la femme. Elle nous donne un récit d'émancipation : la majorité de l'oeuvre est constituée d'un flash-back commençant huit ans avant la conquête. On ne verra ni les rudes batailles ni les hauts faits d'armes parce que pour la dessinatrice, l'intérêt est ailleurs : dans le super pouvoir que constitue pour l'héroïne, son don des langues. L'appellation qu'on lui donne la place en effet sur le même plan que l'Empereur dont elle acquiert symboliquement le titre puisqu'on l'appelait « Tlaotani » (« celui qui parle »). L'héroïne le rappelle à Moctezuma lui-même en osant le regarder dans les yeux et se présenter comme « je suis celle qui parle ».

Alicia Jaraba est elle aussi linguiste ; Elle a étudié le français et la littérature espagnole durant sept ans et parle anglais, galicien, italien et portugais. Polyglotte, elle s'est souvent improvisée traductrice au gré des festivals ! …. Cette importance conférée à l'éducation et aux langues se retrouve dans chacune des têtes de chapitres. Outre une carte et la date, chacun d'eux est en effet introduit par un gros plan sur la bouche de Marinalli et sur quatre mots de la langue qu'elle découvre. L'apprentissage est d'ailleurs très joliment évoqué dans le récit lui-même : les langues qui lui sont inconnues sont, au départ, symbolisées par des gribouillis dont elle défait peu à peu la pelote et qui apparaissent « en clair » au lecteur une fois qu'elle maîtrise l'idiome. L'activité de traductrice n'est absolument pas représentée de façon redondante : seule la première traduction est donnée dans son entièreté (afin de nous montrer subtilement le travail de « polissage » de la jeune femme qui traduit de façon bien plus respectueuse qu'ils ne le sont les propos des Mexicas et du conquistador). L'acte de traduire est évoqué par la suite grâce à une superposition des bulles qui conserve de la fluidité à la lecture et à la mise en scène. Les décors - souvent placés en strip en tête de page - sont eux aussi épurés, son trait délicat et l'attention est focalisée dans un style semi réaliste sur les visages en gros plan, surtout celui de l'héroïne aux grands yeux noirs particulièrement expressifs. La candeur de l'enfance est vite remplacée par des traits tirés, des expressions de détresse, de colère ou de détermination. Parfois, les yeux ou une partie du visage disparaissent pour souligner de façon abstraite ces émotions ou encore certains détails sont accentués de façon expressionniste (les yeux rouge sang de la Malinche en colère, les dents de vampire des Aztèques). Enfin, la palette de couleurs chaudes resitue parfaitement les ambiances du pays accablé de soleil. Encore une grammaire que maitrise parfaitement l'autrice, celle de la narration dessinée !

Avec ce roman graphique au souffle épique (plus de 200p), Alicia Jaraba se lance pour sa première oeuvre solo dans un vibrant plaidoyer pour l'éducation, la connaissance et le langage pour lutter contre l'intolérance et l'obscurantisme ; elle fait également un éloge de la sororité à travers les beaux personnages secondaires de la grand-mère, de Maria et de Zaazil et elle réhabilite surtout avec sensibilité et émotion une figure méconnue en Europe de l'histoire amérindienne qui sut s'imposer dans un monde d'hommes : Marinalli est « celle qui parle » et refuse qu'on la fasse taire ! Une très belle réussite !

Merci à Babelio et aux éditions Bamboo de m'avoir permis de découvrir cet album dans le cadre de la masse graphique.

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