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Critique de Woland


Kunsten ad graede i kor
Traduction : Caroline Berg avec le soutien du Centre National du Livre

ISBN : 978253157663

ATTENTION : SPOILERS ! ;o)

Même lorsque j'ai songé à me procurer, en ce mois de novembre, un livre qui me ferait rire ou, à tout le moins sourire, j'ai choisi, sans le savoir et au seul vu d'une quatrième de couverture - celles-ci mentent pourtant si souvent que, depuis le temps, je devrais avoir appris à me méfier - un livre d'un noir absolu. Certes, le récit étant mené par un enfant de onze ans, dans le Danemark rural du début des années soixante, il nous arrive de sourire mais plus on avance et plus votre sourire entreprend de flirter carrément avec le rictus d'abord gêné, puis écoeuré, et pour terminer carrément indigné et plein de rage. Attention, cependant : le texte est d'une finesse remarquable et l'auteur sait très bien ce qu'il fait. Et il le fait avec un grand talent. Un talent qui pointe d'ailleurs de manière implacable les injustices de l'existence et aussi celles que contribuent à créer les convenances des bien-pensants, toujours si avides du paraître qu'ils y sacrifient l'être sans la moindre manifestation de remords. Car tous, oui, tous, à la fin, ils savent mais cela ne les empêche pas de considérer le père comme un victime et non comme le criminel qu'il est.

Le récit s'ouvre sur une famille danoise de petits commerçants. le père est épicier et livre le lait. L'une de ses plus grandes fiertés est sa casquette de laitier. Son fils, le narrateur, adore visiblement ce père qui, comme il le dit, positivement extasié, "a le pouvoir des mots." Et, l'espace d'un chapitre, un chapitre et demi, le lecteur un tant soit peut distrait ne perçoit que cette adoration avant de saisir que, derrière elle et aussi la peur de "voir Papa malheureux", se dissimule une autre crainte, bien pire, celle de la violence familiale. Violence à l'égard de la mère, violence à l'égard des enfants, de cela, rien n'est vraiment dit. On comprend simplement qu'il faut laisser à Papa son équanimité. Sinon ...

Par exemple, pour éviter que "Papa soit malheureux" quand il se fâche avec maman, il faut que la grande soeur du narrateur, Sanne, quinze ans, accepte de descendre partager le canapé sur lequel son père s'est vu exilé. Et c'est son frère, qui n'a pas l'air de saisir toute l'horreur de la situation, qui va la supplier pour qu'elle s'y rende. Et il arrive ce qu'il doit arriver : toute la pression qui pèse sur l'adolescente aboutit en un premier temps à des prescriptions de pilules "calmantes" pour soigner ses tremblements nerveux et enfin à l'internement, accepté sans broncher par des parents soulagés - la mère est évidemment complice mais c'est une bien brave femme tout de même, vous savez ... .;o(

Il faut dire que Sanne s'est accusée d'avoir incendié la maison de sa grand-mère et d'avoir assassiné sa tante Didde, tout ça pour permettre à Papa d'avoir de beaux enterrements à honorer de ses discours. Pour parler sur les tombes, le laitier-épicier a un véritable don. Mais encore faut-il, pour avoir une tombe sur laquelle se répandre en sanglots et en beaux discours, que quelqu'un s'engage à aller l'occuper ...

Mais que ne ferait-on pas pour que "Papa ne soit pas malheureux" - et pour que, surtout, la vie à la maison soit vraiment vivable et presque normale, autant qu'elle le peut avec un tel chef de famille à sa tête ? Or Sanne pourrait tout gâcher - y compris l'élection de Papa au conseil municipal, parti des Libéraux - si elle se mettait à déblatérer ainsi en public. Et, avec une folle, sait-on jamais ? ...

Ca fait à peine trois cents pages, ça va son petit bonhomme de chemin tout doucement, tout rondement, ca vous ramène de force en arrière parce que vous vous dites que non, vous avez mal lu, il y a bien quelqu'un qui se rend compte de tout ça dans le village, ou alors le petit narrateur a un grain, lui aussi, comme son père, comme sa pauvre soeur, comme sa mère aussi d'ailleurs après tout - est-ce normal de détourner la tête pour une mère quand elle voit sa fille coucher avec son père ? - ça vous fait ouvrir parfois des yeux grands comme des soucoupes, ça vous sidère et ça vous scandalise, ça vous donne envie de vous cogner la tête contre les murs et ça vous met en rage, ça vous fait sourire et ricaner (mais jamais rire, enfin, je n'ai pas réussi ) et plus que tout, ça vous fait vous poser cette question : "Mais où Erling Jepsen a-t-il pris ces personnages ? Dans sa seule imagination ? ..."

Vous finissez par souhaiter d'ailleurs que ce soit seulement là, que ce type ait une imagination complètement tordue, que ce soit un grand-prêtre du Révulsif et de l'Humour si noir qu'il en devient ... on ne sait trop quoi mais quelque chose qui va au-delà du simple humour noir de bonne facture. Parce que, si Erling Jepsen a trouvé ses personnages dans son enfance personnelle, ce serait vraiment horrible. Un cauchemar merveilleusement transcendé, on ne peut le dénier. Mais un cauchemar tout de même. Atroce. Bien noir. Avec plein de monstres partout. Et des monstres que vous appelez "Papa" " et "Maman" - les pires.

Répétons-le, c'est très, très subtil et Jepsen a l'habileté suprême de donner au père certaines qualités. Jamais - et pourtant, j'en ai lu pas mal, croyez-moi - je n'ai lu de livre traitant de l'inceste sur un ton comparable à celui-ci. Lisez-le, relisez-le, faite-lui de la pub : "L'Art de Pleurer en Choeur" le mérite. Néanmoins, on peut redouter que les lecteurs non concernés directement par les sujets traités - inceste et violence familiale, père de famille irresponsable qui cache bien son jeu et qui sera toujours "LA" Victime et non le Bourreau, ce qu'il est en réalité au plus profond de lui-même - n'y voient qu'une histoire loufoque et plus ou moins malsaine. Les autres comprendront tout de suite et iront jusqu'au bout, fascinés par cette descente aux Enfers de deux enfants. La soeur finit en foyer d'accueil et le garçon, lui ... le garçon n'a-t-il pas, lui aussi, sombré dans la folie ? Pourra-t-il avoir une vie normale ? Réussira-t-il à admettre que son "Papa qui ne devait pas être malheureux" n'était qu'un monstre et que sa mère, même si elle savait très bien faire réciter les prières du soir, ne valait guère mieux ?

"L'Art de Pleurer en Choeur", du Danois Erling Jepsen : un livre unique, un livre rare parce que la manière d'aborder les thèmes choisis, le portrait des personnages, la façon de placer les petites phrases là où il ne le faudrait pas ou, au contraire, d'"oublier" de les placer, sortent vraiment de l'ordinaire. Un merveilleux tour de passe-passe né cependant de l'horreur au quotidien et une question qui demeure, lancinante et irrésolue, inspirée par un passage, très court, que l'on se rappelle quand tout est fini, un passage où le fils et le père sont seuls dans la voiture familiale et où l'auteur a bel et bien l'air de suggérer que le père, pour se sentir "heureux", va demander à son fils de onze ans de lui faire une petite fellation. Âmes sensibles et bisounoursistes acharnés s'abstenir bien sûr parce que, comme le dit notre petit héros, "quand Papa ne va pas bien, c'est toute la maison qui trinque." ;o)

NB : je viens de découvrir qu'il existe une "suite" à ce livre, intitulée "Sincères Condoléances." Je vous tiens au courant car je vais le lire, vous vous en doutez. ;o)
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