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Critique de Brize


Si, comme moi, vous vous êtes déjà interrogé sur la façon dont l'Allemagne, sortie vaincue du conflit et coupable collectivement du massacre d'un peuple, avait vécu l'immédiat après-guerre avant de s'acheminer vers les nations (RFA et RDA) puis la nation (Allemagne réunifiée) que nous connaissons maintenant, l'essai d'Harald Jähner, « Le temps des loups – L'Allemagne et les Allemands (1945-1955) » devrait vous aider à répondre aux questions que vous vous êtes posées.

« La manière dont deux sociétés antifascistes et inspirant la confiance ont […] pu, chacune à sa manière, s'établir sur la base du refoulement et de l'altération des faits constitue une énigme que cet ouvrage aimerait éclairer en étudiant les défis extrêmes et les styles de vie singuliers des années d'après-guerre », explique l'auteur dans son avant-propos.
En un peu plus de trois cents pages, il analyse avec rigueur et minutie l'état dans lequel le pays se trouvait une fois les armes déposées, aussi bien physiquement que mentalement et l'évolution qu'il a connue, entraînant un changement progressif des mentalités.

A la fin de la guerre, l'Allemagne compte 500 millions de mètres cubes de décombres et des millions de personnes déplacées. Les expulsés des territoires de l'est viennent bouleverser les équilibres régionaux, au point de faire craindre une guerre civile.
Les femmes, qui avaient tout géré pendant que les hommes étaient au front, les ont vu rentrer et, bon an mal an, alors que ce retour n'avait rien de triomphal, ont dû leur laisser reprendre les rênes. En même temps, elles affirment une farouche volonté de vivre jointe à « une envie de l'étranger » qui se traduit notamment par leur fréquentation des soldats Alliés, malgré l'interdiction formelle qu'avait reçue les GI à ce sujet.

Les Allemands sont pris d'une frénésie festive, que le contexte de misère ne parvient pas à freiner. « Le carnaval devint une métaphore courante pour désigner le double visage des Allemands d'après-guerre. La société de capitulation cédait lentement le pas à la société des loisirs ».
Pourtant, l'heure est, au quotidien, à la débrouille. La nécessité de faire face, en restant à peu près dans des limites socialement acceptables, supplante les récents antagonismes (entre membres du parti et opposants). le marché noir est incontournable et le recours au pillage (de charbon et de pommes de terre notamment, sur des trains qu'on force à l'arrêt) souvent nécessaire pour survivre. Étonnamment, souligne l'auteur, les Allemands s'inquiètent alors de cette situation. « On imagine difficilement pire distorsion de la perception collective », explique-t-il : le peuple allemand se perçoit comme basculant dans la criminalité, alors qu'« aux yeux du monde, « les Allemands », avec leurs crimes de guerre et leur génocide, étaient depuis longtemps devenus des criminels. Ils avaient rompu avec la civilisation, étaient sortis du cercle des nations dans lesquelles les droits de l'homme étaient en vigueur. »

Le 20 juin 1948, l'Allemagne voit l'introduction du deutsche mark avec l'éviction conjointe du reichsmark. « […] environ 93 % de l'ancienne masse de reichsmarks fut détruite sans remplacement. Il ne resta aux épargnants qu'un total de de 6,5 % de leur patrimoine. » Cette réforme monétaire constitua un véritable big bang qui initia le redémarrage de l'économie en réinstaurant la confiance des Allemands dans leur monnaie et en redistribuant les cartes de manière équitable.

Dans le même temps, l'appétit de culture qui a saisi les Allemands dès la fin du conflit ne se dément pas. L'art abstrait profite de la guerre froide pour s'imposer à l'Ouest, pendant que le figuratif est la règle à l'Est. le design devient épuré et la fameuse table en forme de rein s'affiche aux antipodes des anciens meubles massifs en chêne. L'auteur explique à quel point ce changement du design accompagne l'évolution des mentalités.
In fine, « la puissance de l'essor économique joua un rôle plus central dans la conclusion positive de l'histoire de l'après-guerre. […] Cette chance [du miracle économique] était totalement imméritée. Que les Allemands, à l'Est comme à l'Ouest, se soient hissés en quelques années au sommet économique de leur bloc respectif n'avait rien à voir avec la justice historique. »

Et la culpabilité allemande, dans tout cela ?
Après guerre, le massacre des Juifs semble, chez les Allemands, de l'ordre de l'indicible. Dès lors, ils vont avoir une propension manifeste à se considérer comme victimes du national-socialisme, des dupes embarquées malgré elles par un système qui les a leurrées (la réalité est plus nuancée : excepté dans ses derniers moments, la dictature national-socialiste n'avait pas eu besoin de recourir à la terreur pour s'installer durablement). le mal avait soudain surgi et s'était déchaîné, cela aurait pu arriver dans un autre pays que le leur.
L'adoption d'une telle attitude d'autovictimisation permit le refoulement (et « le miracle d'une dénazification mentale »), elle évita de se confronter à l'atrocité des crimes commis, même si, déjà (et avant la génération ultérieure), de jeunes Allemands attaquaient leurs parents et leurs grands-parents à ce sujet, tout en leur reprochant de les avoir envoyés se faire tuer à la guerre.

Dense et passionnant de bout en bout, « Le temps des loups » s'efforce de traquer la vérité des faits et des consciences au-delà des « mythes et fantasmes » venus les travestir et les transformer éventuellement en représentations collectives erronées. Agrémenté d'une iconographie très bien pensée, c'est un essai d'une remarquable intelligence, dont je ne peux que vous recommander la lecture.
Lien : https://surmesbrizees.wordpr..
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