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Critique de oblo


A sa manière, Ismaïl Kadaré est, lui aussi, un rhapsode. A sa manière, bien évidemment, car lui a écrit des livres tandis que les rhapsodes albanais récitaient et chantaient les vieilles épopées populaires, lesquelles avaient traversé les siècles depuis le lointain âge antique de la Grèce homérique, quitte à subir quelques transformations. Toutefois, c'est bien de mémoire collective, de mémoire populaire, de mémoire albanaise dont parle Kadaré dans ses livres. le dossier H. est, à sa façon, une sorte de patchwork littéraire où viennent se rencontrer, liés par la langue simple et fluide de l'auteur, l'épopée, l'enquête littéraire et le conte populaire, et même la satire.

Deux Irlandais se rendent en Albanie pour y rencontrer les derniers rhapsodes. Ils veulent enregistrer leurs voix, comparer leurs récits, retrouver dans ceux-ci le matériau homérique originel en même temps que, en rencontrant ces conteurs modernes, ils espèrent identifier quel littérateur fut Homère : un rhapsode ou un compilateur, génial dans tous les cas, et dont le seul trait caractéristique connu est qu'il était aveugle. Ils s'établissent dans une auberge dans le nord du pays où, dérangé seulement par les punaises, ils compilent les récits narrés au son de la lahuta et densifient leur réflexion sur la matière rhapsodique. Toutefois, leur venue dans ce pays en butte avec ses voisins yougoslaves et grecs provoque des réactions de suspicion chez les autorités du pays. Ainsi le ministre et le sous-préfet de la ville de N. les mettent sur écoute, persuadés que les deux Irlandais sont en réalité des espions.

L'épopée est le prétexte. Fixée par Homère durant l'Antiquité grecque, elle semble survivre dans ce recoin des Balkans. Sa survie est double : par ses thèmes et par ses modalités. Les personnages homériques reviennent dans les chansons de geste albanaises sous différents noms et avec différentes destinées mais leur type littéraire est le même. de la même façon, il y a chez les rhapsodes albanais une manière de faire qui est l'héritage direct, mais lointain, des aèdes grecs. L'épopée est un genre littéraire oral qui se meurt ; en cela les deux Irlandais qui arrivent en Albanie essaient de le sauver. Il y a pourtant une dichotomie évidente qui place d'un côté l'oralité de l'épopée, son caractère fragile, instable (les rhapsodes oublient volontairement ou non des parties, font évoluer le récit selon leurs propres caractères et selon les faits qui émaillent leurs propres vies) et menacé ; de l'autre, l'enregistrement vocal et l'écrit qui stabilisent les récits, assurent leur survie dans le temps mais sur lesquels plane l'ombre de la mort. Avec l'écrit, la nécessité de l'oral disparaît et avec elle, l'essence de l'art rhapsodique. Cette dichotomie se retrouve dans la destinée de Willy Norton, l'un des protagonistes, dont la vue baisse au fur et à mesure de l'avancée du récit. Paradoxalement, c'est lorsque la cécité se fait presque complète qu'il cesse d'être un copieur de voix pour se faire le transmetteur des récits antiques.

Toutefois, loin de se circonscrire à ce genre d'enquête littéraire, le dossier H. se veut aussi un conte moderne sur l'Albanie. La bonne société de la ville de N. y est décrite de façon satirique : on s'ennuie ferme à N. et la venue des deux Irlandais est un événement qui en appelle d'autres. le sous-préfet fait surveiller les deux étrangers par l'un de ses indicateurs, Dul Lasoupente, lequel révèle, dans ses rapports, un véritable talent littéraire caractérisé par la précision des informations autant que par l'obséquiosité de ses remarques. L'épouse du sous-préfet rêve, elle, d'aventures érotiques et amoureuses tandis que le reste de la bonne société se complaît et se confond dans sa médiocrité. le pays, fermé, montre, par l'attitude de son ministre, qu'il n'est pas même conscient de sa richesse intellectuelle tandis que, dans près des Cimes maudites, les montagnards croient encore en leurs traditions séculaires (cf l'histoire de l'homme qui se meurt car son ombre a été enfermée). le dossier H. révèle donc, au fil des pages, un grand nombre de réflexions littéraires. Et, de la même façon que l'identité et le travail d'Homère demeurent une énigme, le livre de Kadaré reste ouvert à une relecture : histoire de s'assurer que, entre les circonvolutions verbales de Dul Lasoupente, quelque chose ne nous a pas échappé.
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