Je découvre enfin, avec ce "Dossier H."
Ismaïl Kadaré, auteur autour duquel je tourne depuis bien longtemps, et c'est une très belle surprise. C'est une histoire, un conte même, au parfum du « Sceptre d'Ottokar » de
Hergé, avec une touche de Kafka, qui se déroule dans une Albanie hors du temps, traitée ici avec dérision, sans concession, avec condescendance, mais néanmoins avec une certaine tendresse.
Une Albanie décrite comme un pays replié sur soi, sur son hiver interminable, figé, dont les montagnes se nomment les « cimes maudites », dont les habitants se surveillent, dans une société étriquée, corsetée, étouffante, frileuse, conservatrice. Même les cloches des églises y sonnent différemment, elles produisent des « tintements lugubres et solitaires » jamais entendu ailleurs qu'en Albanie.
Deux chercheurs Irlandais, mais qui viennent de New-York, décident de venir en Albanie pour tenter de découvrir l'origine de l'épopée Homérique ! Car il semblerait que survivent encore quelques rapsodes, sortes de poètes vagabonds dépositaires des épopées qu'ils chantent dans les auberges. Mais le temps est compté. Cette antique culture s'éteint inexorablement. Max et Willy ne semblent pas taillés pour l'immensité de la tâche qu'ils se sont assignée. Mais ils ont pour eux un positivisme naïf et juvénile, ils sont volontaires, enthousiastes. Ils ont aussi une certaine ambition, celle d'être les premiers découvreurs des origines de l'Iliade et de l'Odyssée, et de clarifier le mystère qui entoure
Homère, l'antique aveugle. L'invention toute récente du magnétophone devrait leur permettre d'enregistrer les fameux rapsodes.
Aux yeux des autorités Albanaises, il ne fait aucun doute que toute cette histoire d'épopée n'est qu'une couverture qui masque leurs intentions réelles : ce sont des espions occidentaux. Et en Albanie, on espionne les espions !
Kadaré, grand écrivain, n'a pas choisi
Homère au hasard. L'Illiade et l'Odyssée sont les livres fondateurs d'une culture, de notre culture gréco-latine. Ce serait donc au coeur de l'Albanie, c'est-à-dire nulle part, que le foyer de la Culture serait né, et mieux, continuerait de vivre, d'émettre ses chants, ses épopées ! Quelle étrangeté ! Bien sûr, les représentants de l'Etat Albanais non seulement ne semblent pas du tout se soucier de ce riche fond culturel, mais qui plus est, ils n'y croient pas. Ils n'ont même aucune envie d'y croire. Cela renverserait l'ordre établi ! Cette découverte est donc subversive.
Une épopée, c'est une parole qui se transmet, d'hommes à hommes, de génération en génération, au travers des siècles. Une parole qui résonne et qui traverse les âges. L'épopée raconte les hommes, elle dit le monde. En cela, elle est le liant primordial d'une société. Elle initie le récit d'un peuple, elle en est la fondation.
Il est à noter que les derniers vers ajoutés à l'épopée datent de 1913 ; c'est l'année où seront réglées les questions difficiles des frontières du tout nouvel État indépendant (1912), qui se verra amputé de plus de la moitié des territoires revendiqués. Depuis, aucun ajout n'a été signalé. L'Albanie se mure dans un silence toujours plus épais. L'État se doit d'étouffer toute velléité de mettre en lumière un passé qui lui échappe, une histoire non officielle. Seul, l'État sait ce qu'il est bon de dire ; c'est de lui que doit émaner la vérité historique du pays, son récit.
L'entreprise des Irlandais tournera court, les forces hostiles et réactionnaires l'emporteront. L'Albanie ne se fera pas dévoilée par des étrangers, étalée au grand jour, et qui sait, ridiculisée par on ne sait quelles légendes ou épopée.
Mais un État, tout autoritaire qu'il soit, peut-il définitivement museler la Culture dans ce qu'elle a de plus profond ? On ne décide pas par décret de faire taire les origines...
Les thèmes abordés dans ce romans sont autant de "dossiers" de première importance. La culture comme fondement de l'humanité, voilà une boussole que chacun devrait avoir à portée de main. Ce livre en est une immédiate émanation.