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Critique de JabyOby


Quand la bureaucratie totalitaire se fait onirique, et les affaires de famille des enjeux d'État, le tout au coeur d'une Albanie perdue entre l'influence de l'Empire Ottoman et de l'Europe occidentale.
Un bien étrange mélange de contrastes et d'oxymores que voilà !
Et pourtant, on n'est jamais perdus. Ou plutôt si, mais on se lance en plein dans ce labyrinthe aux côtés du personnage principal, Mark-Alem. Pistonné par sa famille, les puissants Quprili, ce jeune diplômé obtient un poste au Tabir Serail : le Palais des rêves. Il découvre peu à peu le fonctionnement et les étrangetés de ce mystérieux organisme d'état qui a pour but de récolter les rêves des sujets, les trier, les analyser, et d'en extraire des Maîtres-rêves contenant des grandes prophéties. 
À mesure qu'il monte les échelons, Mark-Alem se métamorphose. le monde réel lui semble moins vif en contraste avec le monde si coloré des rêves, et le temps s'écoule différemment. Il ne comprend toujours pas à quoi sert ce qu'il fait, mais comme les autres le respectent et le craignent, il endosse le rôle pour ne pas perdre la face. Et c'est ainsi que tient chaque maillon de cette bureaucratie totalitaire.

L'ambiance est mystérieuse et pesante, tout en étant servie par un ton caustique. Comme Mark-Alem, on s'étonne de tout, on veut absolument en apprendre plus... mais on a aussi peur d'en apprendre trop.
La bureaucratie se ressent dans chaque recoin du Palais. Ses longs couloirs gris et froids alignent des rangées régulières et symétriques de portes sans numéro. Derrière celles-ci les employés s'acharnent sur des tâches fastidieuses dont ils sont incapables de percevoir la finalité. Tout le monde agit comme « un peu à côté », étranges et l'air absent...
Grâce ce genre de petits détails amoncelés, l'univers décrit est étonnamment tangible alors que l'on frôle sans cesse le registre absurde. En effet, cette organisation redoutable mobilise une telle foule, chargée de la surveillance de ce qui a tout juste l'air de n'être que du du vent, juste des rêves ! du non-sens auquel la bureaucratie insuffle du sens, et ce faisant à elle-même aussi.

On pourrait être tenté de croire que les rêves prédisent réellement l'avenir. On nous dit même que l'interprétation des rêves seraient aussi rigoureux que l'algèbre — soit disant, car on nous dit aussi que l'on fait ce que l'on veut tant qu'on use de créativité !

Mais prophétie ou pas, tout le palais donne surtout l'impression de n'être rien d'autre qu'une façade pour des machinations politiques. Aux intrigues du Sultan s'opposent celles de la famille Quprili, auxquelles viennent se greffer les ingérences du lobby du cuivre.
Cependant, cet aspect politique n'est pas très explicité, on a très peu de détails sur les complots qui se trament alors que j'aurais vraiment trouvé intéressant de creuser cet aspect du Palais et de son interaction avec l'extérieur.
En tout cas en interne, on se rend assez vite compte — mais déjà trop tard — que tous les coups sont permis : séquestration et coup de pression sur ceux qui ne rêvent pas comme il faut, la surveillance constante de chacun par chacun, les conséquences terribles d'une erreur ou d'un travail trop bien mené.

Enfin, c'est aussi une histoire de famille, et à travers elle, d'un pan de l'Albanie.
Les Quprili sont une famille ancienne, ayant compté maints vizirs, généraux et ministres depuis l'an 1666. Ils cultivent une culture familiale forte, avec des coutumes et la mémoire des faits historiques de leur famille. (Un passage m'a d'ailleurs beaucoup amusé, où lors d'un dîner de famille la moindre anecdote sur un lointain parent leur semble incroyablement plus intéressante que n'importe quoi d'autre.)
Cependant, ils ont dû quitté leurs terres albanaises pour s'établir à la capitale de l'Empire, siège du pouvoir. L'impérialisme apparaît alors au travers de ce territoire devenu simple province, de la langue imposée (Köprülü en orthographe ottomane), et de la mémoire interdite du passé national. Et cet impérialisme prétend pouvoir s'imposer jusqu'aux rêves.
J'ai trouvé toute cette partie sur la culture familiale des Quprili très intéressante, et plus largement toute cette question de l'identité nationale lorsqu'il n'y a pas ou plus de nation. Sans mon inculture de l'Histoire des Balkans, j'aurais sans doute repéré encore plus d'éléments intéressants, notamment des parallèles avec la réalité. Ce livre me motive à me guérir de cette inculture !

Ce fut donc une lecture agréable. Dépaysante de par son imprégnation par la culture albanaise, elle a toutefois d'un côté universel, ou en tout cas familier avec cette satire de la bureaucratie, des lobbys et des magouilles des gouvernants. J'ai beaucoup apprécié ce mélange bien dosée entre onirisme, dystopie et satire.
Je n'ai cependant pas compris en profondeur toutes les thématiques abordées. Je trouve surtout dommage qu'on ne soit jamais vraiment entré dans le coeur des complots politiques, sans quoi l'histoire aurait pu prendre une ampleur beaucoup plus importante. Mais cela n'avait pas l'air d'être la démarche voulue par l'auteur. À l'avenir, je me laisserais bien tenter par d'autres romans d'Ismaïl Kadaré, avec l'espoir d'y retrouver ce ton et ce genre d'univers si particuliers.
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