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Critique de Sarindar


Sa langue était l'allemand, sa religion le judaïsme, sa passion : la littérature. Franz Kafka (1883-1924), qui devait croupir pendant des années dans l'état de salarié d'une compagnie d'assurance commerciale qui lui faisait faire des actes qu'il désapprouvait, surtout quand ils n'étaient pas en accord avec la morale ou la simple humanité, passait ses temps libres, souvent solitaires, à écrire, mais il souhaitait cependant ne rien laisser venir au grand jour de son oeuvre, désir que, fort heureusement, son ami le poète Max Brod allait refuser d'exaucer.
J'avais entre quinze et seize ans lorsque j'ai lu le procès et il m'en est resté des souvenirs ineffaçables en même temps qu'une attirance plus ou moins consentie pour cet écrit qui peut faire peur et troubler en même temps qu'il nous ouvre les yeux sur la réalité des relations entre administrés et administrations, relations où l'administré se trouve placé toujours dans une position d'infériorité, fort humiliante face à des agents administratifs qui regardent leurs interlocuteurs comme des pions anonymes et qui tirent leur force de ce qu'ils détiennent, s'ils désirent accéder à ce genre d'informations, des dossiers qui peuvent leur révéler ce qu'ils veulent savoir sur les personnes qui viennent leur présenter leurs requêtes. Or, le héros du roman, Joseph K., est justement dans cette situation d'impuissance et de dépendance dês lors qu'apprenant qu'il a affaire à la justice pour des faits dont il ignore tout et qui pâtit lourdement de se trouver dans cette situation jusqu'à devenir victime au quotidien d'une obsession d'autant plus inquiète qu'il estime être innocent et n'avoir rien à se reprocher alors qu'il voit se tourner vers lui les regards de gens indifférents à son problème, incrédules, voire soupçonneux. Même quand on a de la compassion pour lui et même si certains sont prêts à l'aider, ils ne peuvent rien eux non plus et se heurtent comme lui à un mur. Cela va jusqu'à l'absurde, et c'est bien d'absurde qu'il s'agit, et cependant cet absurde a quelque chose d'objectif en ce qu'il décrit l'absurdité de nos vies quand, dans la confrontation avec une administration, surtout devant les instances juridiques, on se trouve réduit à n'être qu'un numéro -celui d'un dossier traité parmi des milliers, voire des millions d'autres, ce qui nous réduit à n'être plus qu'un objet et non plus un sujet, encore moins un sujet agissant. À la limite pourrait-on tolérer un sujet obéissant, mais l'on préfère encore plus un sujet qui se contente de subir silencieusement ce qui lui arrive parce que c'est la loi et la "logique (illogique et injuste mais imparable) des choses". Joseph K. refuse cet état de choses, il a sa manière à lui de réagir, de contester, de s'insurger (sans faire toutefois trop de vagues), mais c'est son souci de savoir qui est en soi une révolte et un acte subversif aux yeux de l'autorité et de l'opinion, comme s'il était totalement vain, et celui qui se rebelle est gênant en ceci qu'il ne se laisse arrêter par rien dans cette quête, premier pas vers la tentative de justification et de réhabilitation, combat pour se disculper et pour rétablir la vérité et son honneur qui finalement n'est jamais entièrement satisfait, parce que la justice n'est décidément pas de ce monde. Oui, Monsieur Joseph K. cessez donc de demander à avoir accès à votre dossier et à le consulter, car l'on ne sait même pas où il se trouve : comment voulez-vous qu'on le sache, que l'on sache où le chercher puisque l'on ignore justement où il a fini par arriver. Contentez-vous de savoir que vous êtes accusé et que cela est arrivé. Et d'ailleurs, tout le monde le sait, à quoi bon vous battre, à quoi bon soulever des montagnes de dossiers. Cela ne pourra rien changer.
Je ne vais pas décrire la fin de ce roman, ouvrage inquiétant qui nous oblige à nous poser les bonnes questions : ne sommes-nous pas concernés nous aussi, chacun pour son compte ? Ce livre est-il réaliste ? Nous montre-t-il le "monstre aveugle" auquel nous remettons nos identités, dans l'oppressante mainmise où il nous maintient tous, isolément aussi bien que collectivement ?
Y a-t-il là-dessous quelque adhésion à un fatalisme dostoïevskyen ? À chacun de trouver la réponse qui lui semblera la plus juste.
Reste que ce livre, même s'il paraît insupportable, ne vous lâche pas : vous en terminez la lecture, et vous en sortez troublé, et marqué à jamais.

François Sarindar

Souvenirs et impressions laissés par une lecture bien lointaine.
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