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Critique de babounette


Arithmétique des dieux, par Katrina Kalda

Gallimard



Ce roman autobiographique a reçu le Prix Richelieu 2015, décerné au meilleur roman écrit en français par un auteur dont ce n'est pas la langue maternelle



SYNOPSIS ET STYLE EN BREF, car on ne peut dissocier le fond et la forme



Arithmétique des dieux est une sorte de chronique autobiographique croisée de deux familles estoniennes victimes des implacables occupations successives des maitres nazis et communistes[1], avec leur cortège de privation, de difficultés quotidiennes, et de déportation de populations entières en Sibérie[2], dont le tort était seulement d'avoir été sur le mauvais trottoir lors des rafles.



Le roman relate des tranches de vie plutôt qu'il ne raconte une histoire avec un dénouement, et alterne

o quatorze passages datés de janvier à juillet 2010, mais dépeignant aussi bien le présent que le passé, écrits à la première personne par la narratrice, Kadri Raud, qui a pu émigrer à Paris, à dix ans, avec sa mère dans les années 1980 à l'instar de l'auteure du roman, Katrina Kalda, et

o treize lettres envoyées entre mars 1945 et septembre 1947 par une musicienne déportée dans un camp sibérien, Liisi (ou Lisbeth), à son amie Eda, grand-mère de Kadri. Ces passages-là sont imprimés en italiques. On apprendra à la fin du roman que Liisi est morte en juin 1948.



Tout oppose ces deux exils lointains et désynchronisés, en Sibérie et à Paris: le fossé entre liberté oisive et travail forcé, l'écart chronologique des générations, et la manière dont les deux protagonistes réagissent aux évènements. Entre ces deux exils: un vague trait d'union, Tallinn, petite capitale de l'Estonie, le moins peuplé des Etats baltes, port d'attache où s'animent les autres personnages de ces deux familles, de la grand-mère communiste et autoritaire, aux personnages plus effacés.



A la manière d'un tableau impressionniste, le roman progresse par petites touches, sautant d'un lieu et d'une époque à l'autre, mais de manière combien réaliste, faite de petits moments du vécu des personnages. Si les destins individuels et collectifs sont étroitement imbriqués, ces derniers ne sont vus qu'à travers les fragments des premiers, l'auteure nous livrant son saisissant témoignage de manière indirecte, aux antipodes des gros sabots d'une approche historique ou didactique.



Les deux composantes désaccordées du récit se complètent tout en s'opposant radicalement:

o Au-delà de l'Oural, depuis son camp sibérien aux conditions de vie implacables, Liisi écrit à sa correspondante des lettres chaleureuses et pleines d'espoirs (notamment espoirs de libération sur fond de rumeurs). Habitée par l'amour des autres, elle se préoccupe de son mari, de son enfant, et des autres membres de la famille plus que d'elle-même, et démontre une impressionnante faculté d'adaptation pour combattre l'inhumanité de son quotidien, le tout dans un climat positif où, pour survivre à l'horreur, elle s'active courageusement, ne voulant voir que la bouteille «à moitié pleine», même quand elle apprend la mort de son mari. La faim dans la taïga se tresse au contact intime d'une nature rythmée par le fort contraste des saisons. Hivers rigoureux où le courrier ne parvient pas, et baraquements mal chauffés. Printemps fleuris, promesses de vie. Etés apportant quelques fruits sauvages, et automnes offrant d'heureux champignons. Liisi défriche la forêt pour cultiver un petit lopin de terre, se construit une cabane, s'ingénie à faire des travaux de couture qu'elle échange contre un peu de farine, et se trouve toujours un nouvel objectif, ne se plaignant même pas des salaires impayés et des autres privations et brimades. Ce déni de l'horreur m'a rappelé le film La Vita è bella (1997) où un père juif protège son fils en lui faisant croire que ce qui se passe dans le camp allemand où ils se trouvent n'est qu'un grand jeu. A la fin du roman, ultime touche d'espoir, Liisi se remarie dans le camp, mais meurt juste après avoir donné le jour à une petite Kati.

o Qu'en est-il de Kadri, la narratrice, qui – elle - a échappé à l'horreur? Elle erre entre Paris et Tallinn, entre passé et présent. Dépressive, sans attaches ni buts précis dans la vie, elle est vaguement à la recherche de son passé et de son père, qui est peut-être le fils de Liisi, les actes de naissance ayant pu être falsifiés sous les deux occupations, mais sans chercher vraiment, et le roman s'achève sans lever le voile. Kadri ne retire qu'indifférence de rencontres aussi brèves que rares, sans joie ni plaisir, et qu'on peine à qualifier de sentimentales, sauf une grossesse interrompue en décrivant son inaptitude à tout sentiment maternel. En ville, le rythme des saisons, si présent en Sibérie, est absent. Même avec la nature, il n'y a pas de liens. Les allusions à la période soviétique se font le plus souvent sur le mode d'un humour désabusé, car le vrai rire n'existe pas. Les derniers mots du roman évoquent des souvenirs «tracés à une époque lointaine que nous portons encore en nous, mais dont, pourtant, nous ne saurons jamais rien». Il ne manque que les points de suspension.



Alors que le style des lettres de Liisi est réaliste, parfois terre à terre, reflet des préoccupations immédiates de son quotidien, celui de Kadri est souvent imagé, raffiné et onirique, complétant ainsi ce jeu de contrastes qui structure le roman d'une manière particulièrement originale. Parfois cela m'a fait penser à deux hétéronymes de Fernando Pessoa qui se côtoieraient à trente-cinq ans de distance sans jamais se rencontrer.



Je propose ci-dessous quelques extraits textuels des deux composantes de l'ouvrage qui seuls, et en tous cas mieux que mon commentaire, permettent d'approcher l'originalité du roman, la qualité de son (ses) style(s), l'humanité de l'auteure, et ses mérites pour l'obtention du Prix Richelieu. L'auteure, de langue estonienne, une langue non-indo-européenne, manie avec brio un français particulièrement riche et inventif.





EXTRAITS DE PASSAGES REDIGÉS PAR LA NARRATRICE



Il est devenu patent que la branche de la famille dont je suis issue possède un rare talent pour rater sa vie…. Les vivants les plus obtus et les plus malveillants se transforment en morts vertueux et sages à l'instant même où leur âme déserte leur corps, et leur jugement prend aussitôt valeur de vérité.



J'étais soudain emplie d'une grande tristesse, non de la tristesse profonde du deuil, mais de celle, large, vague, sans limites, ni véritable objet, des chagrins d'enfant; l'intuition de l'abandon et de la solitude, de l'absence de sol ferme et de repères, de l'impossibilité des certitudes, de la faiblesse inavouée des adultes car chacun est seul face à la mort et à la vie, aux catastrophes, aux déceptions, aux renoncements.



[Sous la douche] J‘entends que l'eau, en s'écoulant, me lave des rêves de la nuit et les emporte dans les souterrains de la ville avec les illusions et les espoirs des hommes, leurs désirs, leurs angoisses, et leur ressentiment.



Une maison en désordre est une maison qui vit… Je découvris que le rangement n'a pas pour but d'organiser l'espace, ni de lutter contre le trop-plein d'objets, mais de mettre de l'ordre dans le vide, de tendre des filets au-dessus du précipice abyssal de la vie.



L'amour me fait songer aux transactions suspectes qui sous-tendaient le système des lots soviétiques: dans les pays de l'URSS, il arrivait que pour se procurer un produit rare, comme les petits pois sucrés en conserve,… il fallût consentir à acquérir en même temps de la betterave râpée en boite… ou le dernier compte-rendu du Comité Central… L'amour est une gigantesque supercherie… Je n'ai retiré de ces épisodes que des preuves de mon incompétence sentimentale, des désappointements et de la confusion.



En face de moi, mes vieilles culottes de coton noir me fixaient comme une rangée de corbeaux moqueurs perchés sur une ligne à haute tension.



La conversation de tante Hilda, qui n'est plus qu'une immense digression, ressemble à la ramure mal soignée d'un très vieil arbre dont les branches sont encombrées de ramifications, de sorte qu'on n'en trouve jamais le tronc.



Au début des années 1990, correspondre avec l'Ouest était devenu plus facile, si bien qu'on était entré dans une époque où, aux quatre coins du monde, des cousins, oncles et amis oubliés surgissaient du jour au lendemain. Des millionnaires établis en Espagne et ne parlant pas la langue maternelle se souvenaient soudain de leur lointaine famille; d'honorables citoyens suisses collectionnaient des seringues et du linge de lit à destination des hôpitaux estoniens; des vieilles dames émigrées en Amérique latine, habitant de vastes maisons blanches, pleines de perroquets aux plumes multicolores, découvraient l'existence d'une petite-nièce…



Eda se gara devant un bâtiment qui ressemblait à un immeuble ordinaire, victime comme la plupart des édifices de l'époque, d'un surplus de production de peinture beige. Aujourd'hui encore, constatant que mes souvenirs d'enfance sont invariablement teintés de pigments bruns, verts, beiges ou gris, il m'arrive de me demander si en URSS, les peintres en bâtiment étaient tous atteints d'achromatopsie, ou si la préférence systématique accordée à ces nuances relevait au contraire d'un choix politique visant à atrophier l'imagination des citoyens.



A la table du salon, Ilmar lisait le journal, découpant les articles de la rubrique nécrologique, qu'il collait ensuite dans un petit cahier où s'étendait déjà tout un cimetière.





EXTRAITS DES LETTRES DE LIISI



En tant que famille d'ennemis de l'Etat, nous étions relégués pour vingt ans dans le district de Kargasok… Les hommes et les femmes ont été placés dans des wagons séparés… Si seulement, j'avais Jaan [son mari, dont elle apprendra plus tard la mort] auprès de moi, toutes ces épreuves me paraitraient moins lourdes. Il était mon soutien en toutes circonstances, le point fixe sur lequel m'appuyer lorsque tout vacillait dans la tempête… Peut-être, en te renseignant, pourras-tu obtenir des renseignements sur son lieu de détention… Sois remerciée encore et encore. Embrasse pour moi Lydia, Ilmar, et plus que quiconque mon petit garçon bien aimé.



Je n'ai plus personne désormais à Pärnu auprès de qui m'enquérir du sort de ceux qui me sont chers. Dans mon baraquement logent des Russes, des Moldaves, deux Lituaniennes et trois Estoniennes. Cinq autres Estoniennes vivent avec leurs enfants près du village, dans des huttes de terre… Je remercie le sort qui nous a rassemblés, nous permettant de converser dans notre langue... Cela fait moins d'un an qu'on nous a donné le droit d'écrire… Donne-moi s'il te plait des nouvelles de vous tous… Je ne sais rien depuis la nuit du 14 juin où nous avons été emmenés… Je suis au désespoir de de ne pas connaitre le sort de mon petit garçon [Johannes].



Comme j'aime relire ce que tu m'écris sur Johannes…



Nous préparons aussi de la soupe de chardon ou, mieux, d'orties, ou bien nous coupons les feuilles, les faisons bouillir, puis cuire, mélangées à de la farine et de l'eau. Cela fait une sorte de pain… Au printemps, le sureau rouge donne des fruits que les Russes font sécher… qui sont conservées jusqu'à l'hiver, et remplacent alors le sucre… A l'automne, nous ramassons les champignons… Bien que nous souffrions souvent de la faim, nous croyons tous pourtant que les pires années sont derrière nous.



Dans notre baraquement, depuis cet hiver, nous nous réunissons pour chanter. Nous avons notre petite chorale… Je pense à Johannes, et espère que lui aussi connaitra un jour la joie qu'apporte la musique… Nous apprenons aux autres les mélodies dont chacun se souvient… Tu le vois, même ici, la vie se poursuit.



La musique me manque. L'âme humaine reste assoiffée de beauté et de bonheur. Je tends l'oreille et j'entends des sons dans la nature, des sons étranges et irréels dans lesquels il me semble reconnaitre des ébauches de mélodies, comme un être qui a faim se procure en remuant les mâchoires, l'impression qu'il est en train de manger. Toute la journée d'hier, le troisième Impromptu de Schubert résonnait en moi, apportant en lui et faisant revivre en moi la tendresse, la douceur et la passion, ou je ne sais quel regain de vie.



A l'époque où je travaillais à l'abattage des arbres, mon brigadier s'est mis dans une colère terrible en découvrant par hasard que je savais lire… L'intellectuel est un ennemi du peuple, et c'est bien ce que nous sommes pour ceux dont dépend notre survie.



Le printemps est enfin là. La taïga est pleine de violettes et de scilles. Où que le regard se pose, tout est violet et bleu… Nous attendons l'été avec impatience. Les sureaux noirs nous donneront bientôt leurs fruits, puis il y a aura les framboises et les myrtilles, et des cassis qui poussent à la lisière de la forêt.



La couture m'a permis de survivre pendant les pires années. Les Russes m'apportent le tissu… et j'en fais des jupes et des chemises. J'échange mon travail contre de la farine, des pommes de terre ou parfois des oeufs. Mes clientes sont plus que satisfaites… Je leur taille des robes et des jupes avec de véritables encolures, et des manches légèrement bouffantes sur l'épaule… Et je rêve d'une machine à coudre.



Je m'estime la plus heureuse des êtres d'avoir de nouveau la compagnie d'un livre... J'ai ouvert le livre de Tagore et j'ai lu par hasard ces vers : «Crois à l'amour, même s'il est une source de douleur». Il en va de même de notre pauvre vie. Nous devons l'aimer envers et contre tout, et dans nos souffrances, puiser l'amour. Je t'embrasse, ma chère Eda. Ne m'oubliez pas.



L'espoir est là, malgré tout, de rentrer chez nous un jour.



Au printemps, si rien n'a changé, je me marierai peut-être avec l'un des ouvriers du village.



Ma chère Eda, Je t'écris pour te dire que j'attends un enfant. Il naitra au moment de la fonte des neiges. J'aime penser qu'il viendra au printemps et que ses premiers mois de vie seront ceux où tout, autour de nous, est habité d'un nouvel élan… Je suis confiante et heureuse… Grâce notre vache, nous avons même du lait… Nous avons ramassé du foin pour l'hiver… Cet enfant, comme j'aimerais que tu puisses le voir. Un jour, je te le promets, nous voyagerons jusqu'à vous et nous nous retrouverons [Liisi est morte peu après l'accouchement].



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[1] Riga, capitale de la Lettonie voisine, a consacré à cette époque tragique, vécue par les trois petites républiques baltes, un poignant Musée des deux occupations que j'ai eu l'occasion de visiter et qui, d'une manière différente du roman, relate aussi la tragédie de ces petits pays trop faibles que pour pouvoir résister à la barbarie des deux empires totalitaires.

[2] Dans la nuit du 13 au 14 juin 1941, 9.603 personnes furent arrêtées en Estonie par l'armée soviétique et envoyés dans des camps de prisonnier ou de travaux forcés. La Lettonie et la Lituanie ont subi le même sort. Après l'occupation nazie et le retour des Soviétiques, deux nouvelles vagues de déportation ont eu lieu en 1945 et 1949, la dernière portant sur 4500 hommes, 10274 femmes et 5724 enfants. L'Estonie a perdu 25% de sa population entre 1939 et 1951 du fait de la guerre, des assassinats, de l'émigration, et des déportations.


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